Publié après sa mort, en 1986, « Mon chien stupide » de John Fante (sous le titre original de « West of Rome), fait partie de ses courts récits non intégrés au cycle « Bandini » dont « Demande à la poussière » est le plus emblématique. C’est une œuvre plus tardive de l’auteur, qui même si elle est encore d’inspiration autobiographique, emprunte un autre ton, plus amer et désabusé que ses œuvres de jeunesse. On retrouve ici un héros en pleine crise middle life, scénariste quinquagénaire californien ayant connu le succès et aujourd’hui en galère, père d’une famille en voie de désintégration. Et dans ce moment critique de sa vie, c’est contre toute attente un chien d’un genre un peu particulier qui va servir de révélateur (voire de détonateur !) à ses aspirations existentielles…
Râleur, désabusé et plutôt déprimé, Henry Molise, la cinquantaine, est un scénariste propriétaire d’une villa clinquante « ressemblant au domicile d’un écrivain à succès », au bord du Pacifique dans la baie de Santa Monica où il vit avec sa femme et leurs 4 enfants sur le point de quitter le bercail. Un soir, de retour à son domicile, il découvre dans son jardin une créature terrifiante non identifiée… Il s’agit en réalité d’un énorme chien au caractère plus que fougueux… Son irruption dans la vie de cette famille mettra à jour les non-dits et les malaises qui la gangrènent silencieusement. L’occasion pour le héros, à un nouveau carrefour de sa vie, de faire le bilan de sa vie d’homme, sa situation actuelle (dans laquelle il étouffe), son couple, son rôle de père et ses aspirations professionnelles.
« Mon chien stupide » est donc le roman de l’âge de la maturité et des désillusions… C’est le roman d’une crise middle life accompagnée d’une profonde envie de changement, de « tout bazarder ». Retrouver ainsi sans doute l’insouciance et la légèreté de la jeunesse. Le héros fait ainsi diverses allusions aux traites qui lui restent à payer ou encore à son riche patrimoine qui semble lui peser plus qu’autre chose. En filigrane on pourra y lire une critique du matérialisme américain et de l’american dream axé sur la possession. Fante nous dévoile ici le fameux envers du décor californien : que reste-t-il quand on s’est enfin taillé une place au soleil (l’obsession du jeune Arturo Bandini dans « Demande à la poussière »…). Des thèmes devenus par la suite des classiques de la littérature américaine ainsi que du cinéma (on pense par exemple au héros d’American Beauty). On retrouve également le thème récurrent des racines italiennes de l’auteur à travers le fantasme du narrateur de tout quitter pour partir vivre à Rome (d’où le titre original du récit « West of Rome »).
Le retour au berceau natal de ses origines et la réconciliation avec une patrie dont il a eu parfois honte face au racisme de l’Amérique puritaine (on se souvient d’Arturo complexant sur son nom à consonance étrangère…). Devenu enfin un « vrai » américain, sur le modèle Wasp, il ne rêve plus que de renouer avec la nation de ses parents… Cette nostalgie d’un pays qu’il n’a connu que de loin –et qui peut faire sourire car on sent bien que le personnage ne quittera en réalité jamais son petit confort-, se traduit encore dans ses réflexions sur ses enfants qui ne lui ressemblent pas : « où était passée l’âpreté paysanne de mon père et l’innocence de ma mère, les yeux bruns et chauds de l’Italie ? ». La petite amie noire de son fils (et même le chien lui-même, victime des chiens de souche anglaise ou allemande !) abordent encore cette question du racisme et de la « fierté raciale » qui hantent l’auteur .
Avant « Virgin suicides » ou « Les corrections », « Mon chien stupide » dépeint la désintégration d’une famille qui tente désespérément de sauvegarder ses liens mais sans jamais vraiment y réussir… Fante ose aborder quelques tabous à travers la voix de son narrateur comme celui de ne pas assumer son rôle de bon père de famille ou de mari responsable et aimant, au risque de choquer : « Les hurlements d’un enfant ! Faites-moi avaler du verre pilé, arrachez moi les ongles mais ne me soumettez pas aux cris d’un nouveau né, car ils se vrillent au plus profond de mon nombril et me ramènent dans les affres du commencement de mon existence. » écrit-il par exemple. Il va encore plus loin en déclarant, sous couvert d’humour cynique quasi houellebecquien : « Je me distrayais souvent en imaginant ma femme gisant dans une flaque de sang sur le sol de la cuisine… » ou encore « Elle m’avait donné trois fils et une fille dont j’aurais joyeusement échangé n’importe lequel, voire les 4, contre une Porsche neuve, ou même une MG GT70. » Des réflexions qui ne manquent pas de faire rire même si elles révèlent le malaise du personnage qui se sent pris au pièce dans cette vie bien rangée et ce mariage à la flamme éteinte : « Oh Dieu Harriet, nous sommes mariés depuis si longtemps que j’oublie parfois que toi aussi tu as des émotions. Le mariage brutalise un homme. La paternité aussi. Et puis le chômage. » Un personnage qui court aussi après sa jeunesse perdue : « A mesure que vos fils grandissent, vous rapetissez, et puis vous ne pouvez même plus leur flanquer une bonne raclée. » et confie en filigrane son angoisse de ne pas avoir su comprendre ses enfants alors que la maison se vide peu à peu…
L’humour sur le mode tragicomique, voire un peu déjanté, reste néanmoins omniprésent, comme toujours chez Fante. Ses déboires conjugaux (comme les départs brusques de sa femme en cas de contrariété suivi de pèlerinage de réconciliation…) ou les enfants glandeur ou capricieux donnent ainsi lieu à diverses anecdotes hautes en couleur. Mais c’est bien sûr le chien aussi grotesque que monstrueux qui est au centre de nombreuses scènes épiques et cocasses. Un chien qu’il s’amuse à doter de toutes les tares en particulier celle d’une lubricité sans vergogne et un caractère pour le moins fougueux. « L’animal bandait. Une gigantesque carotte de la Vallée de Salinas émergeait de son fourreau poilu -comme pour humer l’air nocturne et de son unique œil fendu faire un tour d’horizon. » Il est aussi taxé d’homosexualité (encore considéré comme un défaut dans une Amérique puritaine). Il est aussi doté d’une forcé herculéenne.
Cette créature apparemment « stupide », comme il a été surnommé, s’avère en fait un révélateur des fissures de cette famille américaine qu’il contribue à faire imploser. Il se fait aussi métaphore des angoisses et des frustrations du héros qui voit en lui l’occasion de prendre sa revanche sur la vie : « J’étais las de la défaite et de l’échec. Je désirais la victoire. Mais j’avais 55 ans et il n’y avait pas de victoire en vue, pas même de bataille. Car mes ennemis ne s’intéressaient plus au combat. Stupide était la victoire, les livres que je n’avais pas lus, la Maserati que je n’avais jamais eue, les femmes qui me faisaient envie, Danielle Darrieux, Gina Lollobrigida, Nadia Grey. Stupide incarnait le triomphe sur d’anciens fabricants de pantalons qui avaient mis en pièces mes scénarios jusqu’au jour où le sang avait coulé. Il incarnait mon rêve d’une progéniture d’esprits subtils dans des universités célèbres, d’érudits doués pour apprécier toutes les joies de l’existence. (…) il apaiserait la douleur, panserait les blessures de mes journées interminables, de mon enfance pauvre, de ma jeunesse désespérée, de mon avenir compromis. »
Le procédé narratif est original et fonctionne plutôt bien, en particulier dans la 1e partie du livre (surtout sa découverte et la stupeur, panique qu’il provoque assorti de dialogues hauts en couleur). Ensuite, il a tendance à s’essouffler et à tourner un peu en rond même si la fin quasi surréaliste reste assez savoureuse et laisse le lecteur libre dans son interprétation…
Enfin, comme toujours, Fante met en abyme son travail d’écrivain et livre une réflexion sur l’écriture. Il exprime plus particulièrement ici la frustration du romancier devenu scénariste pour des questions financières. Il confesse ses regrets littéraires et méprise l’industrie cinématographique, une attitude que l’on retrouve également chez Salinger. Il relate ainsi avec un cynisme amer : « J’entamais tout le temps des romans qui me permettaient de combler les temps morts entre deux scénarios. Mais ils tournaient court à cause de mon manque de confiance et de discipline ; je les abandonnais alors avec un sentiment de soulagement. Ecrire des scénarios était plus facile et rapportait plus de fric ; il me suffisait de torcher une sorte de schéma unidimensionnel, de faire tout le temps bouger mes personnages. La formule de base était toujours la même : de la bagarre et du cul. Quand c’était terminé, vous donniez ça à d’autres gens qui bousillaient votre travail pour essayer de faire un film. »
On est bien loin du Arturo Bandini de « Demande à la poussière », jeune naïf attachant prêt à tout pour réussir et aimer. Ici le héros est emprunt d’une plus grande noirceur et peut même parfois être détestable même si l’on se rend compte que derrière son mauvais caractère se cache surtout un homme blessé. Un roman qui sans être à la hauteur de « Demande à la poussière », sait osciller habilement entre burlesque et gravité émouvante tout en nous plongeant dans les ambiances west coast de chaleur mordante et poussiéreuse et d’averse torrentielle… Moderne tant sur le fond et la forme, il est annonciateur de la vague de romans sur la famille américaine moderne en voie de délitement. [Alexandra Galakof]
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