Bernard Lahire, professeur à l’école normale supérieur de Lyon, publie un essai sociologique sur l’œuvre de Kafka, “Eléments pour une théorie de la création littéraire”, à travers notamment le prisme de son héritage paternel. Il livre dans une interview les raisons qui expliquent, selon lui, que tant d’analyses aient été écrites sur l’auteur de La métamorphose et la fascination qu’il ne cesse d’exercer :
En réponse à la question du magazine Télérama « Pourquoi Kafka est-il l’un des auteurs à propos desquels on a le plus écrit ? », Bernard Lahire répond : « Parce que c’est le précurseur des écritures d’avant-garde. Kafka refuse toute littérature anecdotique, déteste la psychologie. Il est le premier à raconter des histoires sans les typer de manière réaliste, ni décrire physiquement des personnages, auxquels il ne donne même pas de nom – ce sont d’ailleurs parfois des animaux ! Aucune identification possible avec ces êtres-là, dont l’unique rôle est de nous faire comprendre comment fonctionnent les relations dominants-dominés. Kafka ne décrit ni lieu ni temps ; il est l’apôtre d’une littérature désingularisée, uniquement littéraire. Il croit, comme Flaubert, au créateur roi et, comme lui, il est prêt à tout sacrifier – temps, énergie – pour parvenir à la perfection. Kafka n’est pas un auteur sur commande, tel Racine, il a un rapport à la littérature d’une exigence obsédante, elle passe par son corps même. »
D’après lui, le succès de l’auteur (méprisé de son vivant) vient de « ses histoires étranges – où il casse tous les codes du réalisme, comme dans les rêves – qui passionneront les surréalistes dès la fin des années 1920. Et les futurs existentialistes seront fascinés par l’aspect absurde des situations qu’il décrit constamment. Kafka joue en effet avec les images ; il prend les métaphores au sérieux, au pied de la lettre même, et les fait « travailler ». Il se sent coupable d’être illégitime aux yeux de son père ? Il met en scène cette culpabilité dans Le Procès, à travers un tribunal où l’on sait d’emblée que l’accusé Joseph K. est innocent. Kafka sait les moyens de faire vivre en imagination au lecteur ce dont il souffre lui-même. C’est une espèce de fabuliste réaliste. Mais si on ignore sa vie et les difficultés qu’il a eu à surmonter, comment comprendre comment il les métamorphose ? Comment comprendre la grandeur exceptionnelle de son oeuvre ? C’est parce qu’il a vécu des problèmes, des échecs, des contradictions qu’il est un génie.«
3 Commentaires
Ce qui est extraordinaire avec Kafka c’est que chacun peut y trouver ce qu’il cherche. Ces récits ont quelque chose d’universel. On peut même le relire plusieurs fois sans impression de déjà vu.
C’est sans doute l’un des auteurs les plus "étudiés" parce-que ce qu’il a écrit semble de plus en plus vrai au fil du temps… Nul doute que si vous avez lu Le Château, vous n’ayez au moins une fois songé à Monsieur K. une fois confronté à un imbroglio de paperasse ou à un labyrinthe de bureaux ! Kafka a bien décrit, dans un style étonnant, les rouages d’une société moderne en pleine évolution.
Je crois que ce qui est si fort dans l’ouvre de Kafka tient à sa capacité à toucher notre inconscient et subconscient, à nous atteindre avec profondeur. Bien peu d’auteurs y sont parvenus quand on y réfléchit.