Pays de neige de Kawabata constitue son premier roman démontrant déjà toute sa virtuosité littéraire stylistique, hautement picturale. Il fut publié une première fois en 1935, sous forme de nouvelle avant d’être corrigé et enrichi de 11 textes complémentaires (publiées dans diverses revues littéraires) formant sa version finale de 1947, conforme aux exigences de l’auteur. En France, il a obtenu le Prix du Meilleur Livre Etranger en 1961. Suivi de Nuée d’oiseaux blancs et Le grondement de la montagne, il fait partie d’une triologie intitulée les « Tragédies du sentiment humain ». L’histoire en plusieurs phases de l’écriture de Pays de neige nous éclaire sur la structure spatio-temporelle singulière de ce roman énigmatique et allégorique, qui se joue sur trois saisons de part et d’autre d’un long tunnel entre deux mondes, entre deux femmes, réel et irréel…
Shimamura, homme marié vivant à Tokyo, vient se ressourcer régulièrement dans une petite station thermale. Au cours de son premier voyage, il est happé par la beauté envoûtante du visage d’une passagère Yoko soignant avec dévouement son compagnon. Sur place, il fait la connaissance de Komako, une geisha enjouée mais également à fleur de peau, une femme aux fêlures cachées, avec il noue rapidement une liaison complice, entre amour et amitié. Mais il reste fasciné par la grâce de Yoko, jeune femme mystérieuse et insaisissable qui viendra troubler sa relation avec la jalouse Komako. Drame en trois actes, cet amour en ellipses voire éclipses, tisse lentement sa toile autour de la triangulaire de ses personnages. Shimamura oscille entre ces deux femmes qui l’aimantent chacune à leur façon et qui sont reliées par un mystérieux secret. Mélancolie, tristesse, souffrance, folie et mort planent comme toujours au cœur des sentiments, du paysage et de la beauté même. L’apparente tranquillité, pureté est sans cesse troublée d’incidents ou de détails funestes, comme autant de présages du feu qui dort sous la neige… Et l’on pense à la phrase de Shakespeare : « Que devient la blancheur quand la neige a fondu ? »…
« Tout entier livré aux rêveries et aux fumées de son imagination, Shimamura se voyait voyageant dans l’irréel, emporté vers le grand Vide éternel, hors le temps et l’espace par quelque véhicule surnaturel. »
Dans ce roman hautement symbolique et onirique, l’auteur ne cesse d’explorer les doubles fonds, ce qui se cache sous les surfaces, les reflets, les miroirs, les illusions, le lien ténu entre réalité et rêve… L’ambivalence de toute chose. La première scène (peut-être l’une des plus belles du roman), dans le train qui le mène au pays de neige, est à ce titre particulièrement représentative de ce jeu permanent. Le héros observe le reflet de Yoko dans la vitre miroitante : « Sur le fond, très loin, défilait le paysage du soir qui servait, en quelque sorte, de tain mouvant à ce miroir ; les figures humaines qu’il réfléchissait, plus claires, s’y découpaient un peu comme les images en surimpression dans un film. Il n’y avait aucun lien, bien sûr, entre les images mouvantes de l’arrière-plan et celles plus nettes, des deux personnages ; et pourtant tout se maintenait en une unité fantastique, tant l’immatérielle transparence des figures semblait correspondre et se confondre au flou ténébreux du paysage qu’enveloppait la nuit, pour composer un seul et même univers, une sorte de monde surnaturel et symbolique qui n’était plus d’ici. Un monde d’une beauté ineffable… » .
Un tableau merveilleux transfiguré par la neige
Il transfigure avec virtuosité la réalité en la mêlant à l’imaginaire et à l’illusion, pour confiner au sublime : « Ce fut alors qu’une lumière lointaine vint resplendir au milieu du visage. (…). Et lorsque son éclat menu vint s’allumer dans la pupille même de la jeune femme, lorsque se superposèrent et se confondirent l’éclat du regard et celui de la lumière piquée dans le lointain, ce fut comme un miracle de beauté s’épanouissant dans l’étrange, avec cet oeil illuminé qui paraissait voguer sur l’océan du soir et les vagues rapides des montagnes.
Ses descriptions créent un tableau à la fois merveilleux et surnaturel, et toujours teinté d’un je ne sais quoi d’inquiétant, à l’image de l’atmosphère de tout le roman.
En effet, le pays de neige nous apparaît rapidement comme un monde parallèle, comme si l’on entrait, au bout du tunnel (le tunnel de Shimizu qui relie les deux versants de l’archipel japonais) qu’il faut traverser pour l’atteindre, dans une autre dimension, hors du temps, propice aux visions enchantées… Comme dans la chambre des belles endormies, le temps semble ici être suspendu, comme dans un rêve éveillé… La neige bien sûr évoque à elle-seule une ambiance enchantée et féérique (du conte de la reine des neiges d’Andersen aux chroniques de Narnia contemporaines de Kawabata).
Le froid qui modifie les sensations, la nature très présente contribuent aussi à cette impression. La spectacle toujours changeant, somptueux ou étrange, des montagnes donne notamment lieu à de superbes pages : « Le fond de la vallée, très tôt ensevelie dans les ombres, avait déjà revêtu les tons du soir. Dressées hors de la zone enténébrée, les montagnes, là-bas, toutes éclatantes des lumières du couchant, semblaient beaucoup plus proches avec leur relief accentué par les ombres plus creuses, plus obscures, et leur blancheur un peu phosphorescente sous le ciel rougeoyant. Ici, tout près, le bois de cèdres sur le bord du torrent, sous le terrain, étalait sa tâche noire autour du sanctuaire. » Des descriptions qui rappellent celles de « La montagne magique » de Thomas Mann ou encore « Le désert des Tartares » de Dino Buzzati. A tout instant la nature interagit avec les sentiments des personnages ou la beauté féminine, par contraste ou en harmonie.
Une sensualité envoûtante omniprésente
Une grande sensualité en émane également comme lors des longues promenade rappelant le roman de Lady Chatterley de D.H Lawrence : « Tout en cheminant, il avait traversé le bois de cèdres, où le silence semblait ruisseler en longues gouttes fraîches er paisibles. » ou encore « La lune brillait derrière elle, si claire qu’elle ourlait d’ombres nettes ses oreilles et déversait très avant dans la chambre sa lumière, qui vernissait les nattes d’une eau verte et frileuse. »
On retrouve cette dimension charnelle et cette douceur dans les scènes du grenier où habite la geisha, un petit abri cotonneux et chaleureux, au milieu d’une nature glaciale. Elle s’illustre aussi à travers les descriptions très vivantes des kimonos, obis et hakamas des femmes, qui semblent reprises en écho pour les montagnes : « Elle porta son regard vers le ciel qui avait la pureté d’un cristal. Au loin, sur les montagnes, la neige avait une tonalité crémeuse et tendre, et se voilait, eût-on dit, d’une mousseline de fumée. »
Blancheur incandescente
Et toujours l’éloge de la peau blanche immaculée qui fascinent tant les écrivains japonais : « Le col raide de son kimono écarté du cou, laissait le regard plonger sur le blanc éventail de son dos découvert jusque sur les épaules. Beauté un peu mélancolique de cette peau fardée, qu’on sentait frémissante de vie sous son voile blanc de poudre, et qui faisait un peu songer à une étoffe de laine ou, peut-être à la fourrure d’un animal. » ou encore « Une fois de plus Shimamura s’émerveilla de cette peau fraîche et saine, blanche et nette, qui évoquait irrésistiblement la pureté d’une lessive au plein air. Cette émotion née au contact de la peau s’exprime encore dans cette pensée : « Et maintenant Shimamura se disait que si l’homme avait la peau dure et l’épaisse fourrure de l’ours, son univers serait bien différent : n’était-ce pas grâce au grain subtile de sa peau, à travers sa finesse et sa douceur que l’homme aimait ? »
« (…) ce blanc qui habitait les profondeurs du miroir, c’était la neige, au cœur de laquelle se piquait le carmin brillant des joues de la jeune femme. La beauté de ce contraste était d’une pureté ineffable, d’une intensité à peine soutenable tant elle était aiguisée, vivante. »
Dans ce roman aux multiples interprétations, l’auteur joue en permanence sur les oppositions. A commencer par celle entre la neige et le feu, le feu sous la neige qui couve. Ce sont aussi les joues en feu ou empourprées de Komako sous la poudre blanche de son teint. Un regard aigu « comme une brûlure en plein front », le contraste entre le froid extérieur et la chaleur intérieure (« volontairement confite dans la douce tiédeur de son propre corps, Komako s’étira voluptueusement… »). Komako est une héroïne qui a quelque chose de Tennessee Williams, par ses accès d’ivresse (« sous l’effet de l’alcool, sa peau flamboyait ») et de détresse, de fragilité émotive. On pressent que quelque chose de tragique guette. Il y a aussi le contraste entre l’éclat et le sombre (« Les montagnes aussi sombres qu’elles fussent resplendissaient de l’éclat de la neige. »). In fine, l’auteur démontre encore une fois ici l’étroite imbrication du pur et de l’impur dans une vision parfois un peu manichéenne mais qui aspire toujours à l’absolu.[Alexandra Galakof]
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