Léviathan de Paul Auster: un titre qui fait référence à la mythologie (monstre aquatique symbolisant le paganisme) et au célèbre ouvrage éponyme de philosophie politique du britannique Thomas Hobbes (défendant un idéal despotique du pouvoir). Traduit en 1993, le 10e roman de l’auteur de la trilogie new-yorkaise, prix Médicis étranger est dédié à l’écrivain Don DeLillo. Un roman dans la lignée de ses précédents qui reprend bon nombre de ses obsessions littéraires mais marque aussi une évolution vers une dimension politique plus marquée (à travers l’engagement terroriste de son héros notamment). Un roman plus personnel aussi qui retrace des épisodes de sa vie, en particulier la rencontre avec sa seconde femme, Siri Hustvedt ou encore l’artiste plasticienne, Sophie Calle. Ce roman bien qu’inégal figure souvent au palmarès du meilleur de Paul Auster et fait l’objet d’un bouche-à-oreille lecteurs qui ne se dément pas.
« Peut-on se métamorphoser en une nuit ? Un homme peut-il s’endormir avec une personnalité et se réveiller avec une autre ? »
« Nous avons tous en nous, quelque part, une envie de mourir, dis-je, un petit chaudron d’auto-destruction perpétuellement en train de bouillonner sous la surface. Pour une raison ou une autre, le feu brûlait trop fort pour toi, ce soir-là, et il est arrivé quelque chose de fou. »
Léviathan est un roman polymorphe, une hydre à plusieurs têtes pour reprendre la métaphore mythologique. En effet, tout commence (hormis la scène initiale qui précède le long flash back) comme un film de Woody Allen, tendance « Maris et femmes » avant de basculer dans le thriller croisé western à la Clint Eastwood. De quoi dérouter (ou enchanter, c’est selon) le lecteur qui se sait jamais à quoi s’attendre quant à la suite des évènements qui rythment ces pages. L’auteur ne le savait probablement pas non plus lors de l’écriture et l’on sent qu’il s’est un peu laissé porter (déborder ?) par son imagination, peut-être au détriment de la cohérence et de la crédibilité de certains rebondissements et dénouements…
« Sachs aimait ces ironies, les vastes folies et les contradictions de l’histoire, la façon dont les faits ne cessaient de se retourner sur eux-mêmes. A force de se gorger de tels faits, il arrivait à lire le monde comme une œuvre d’imagination, à transformer des évènements connus en symboles littéraires, tropes qui suggéraient quelque sombre et complexe dessein enfoui dans le réel. »
Selon l’angle sous lequel on choisit de l’analyser, il est ainsi possible de le présenter de différentes façons : Léviathan c’est d’abord l’histoire d’une amitié aussi profonde, féconde que mouvementée entre deux jeunes écrivains dans le New-York intello-bobo des années 80 : « Sachs n’avait pas d’emploi, et ça le rendait plus disponible que la plupart des gens que je connaissais, moins contraint par ses habitudes. La vie sociale à New-York tend à une grande rigidité. L’organisation d’un simple dîner doit se faire plusieurs semaines à l’avance, et les meilleurs amis peuvent parfois passer des mois sans le moindre contact. Mais avec Sachs, les rencontres impromptues étaient la régle. »
C’est plus particulièrement le portrait, la « biographie » grande spécialité d’Auster de l’un d’eux, Benjamin Sachs talentueux et promis à un brillant avenir (mais aussi en creux et par jeu de miroir, celui de son ami, Peter Aaron, le narrateur du récit et double fictif de Paul Auster dont les initiales lui font écho), un homme en proie à ses démons existentiels mais aussi pris dans la tourmente de son époque et de l’histoire de son pays (les années Reagan).
C’est l’un des romans de l’auteur où les relations amoureuses des personnages sont particulièrement développées et analysées, avec des personnages féminins forts qui ne sont pas uniquement des « figurantes » comme dans Moon palace par exemple.
Il met en scène les interactions entre les couples (tromperie, « échangisme » : l’un prend momentanément la place de l’autre, les couples s’inversent…). On repense à « La chambre dérobée », le tome 3 de la Trilogie new-yorkaise où un ami prenait la place (et la famille) de son meilleur ami disparu, tous deux écrivains également. Il livre aussi son regard sur le mariage : « un marais, un exercice d’automystification qui dure la vie entière. ». C’est encore cette réflexion du narrateur qui papillonne de femme en femme : « A un moment ou un autre, chacune d’elles a occupé une place particulière dans mes affections. Chaque fois que je prenais le temps d’observer mon propre comportement, j’arrivais à la conclusion que je n’étais pas fait pour le mariage, que mes rêves de bonheur domestique avec Fanny avait reposé dés le début sur une erreur de jugement. Je n’étais pas un être monogame me disais-je. Je me sentais trop attiré par le mystère des premières rencontres, trop épris de la comédie de la séduction, trop avide de l’émotion de découvrir un corps, pour qu’on pût compter sur moi dans la durée. Telle était en tout cas la logique dont je me bardais, et qui fonctionnait avec efficacité à la manière d’un écran de fumée entre ma tête et mon cœur, entre mon sexe et mon intelligence. »
On sent particulièrement dans ce roman une sensualité à la fois forte et pudique (« Maria était vêtue d’un short et d’un t-shirt, une tenue plus légère qu’à son habitude. Mais elle était sortie ce jour-là avec l’envie qu’on la remarque. Elle souhaitait affirmer la réalité de son corps, faire tourner les têtes, se prouver qu’elle existait encore aux yeux des autres. » ou encore « Je lui raconte des histoires. Ca fait partie d’un jeu que nous jouons. J’invente des histoires sur mes conquêtes imaginaires, et Fanny écoute. Ca l’excite. Les mots ont un pouvoir, après tout. Pour certaines femmes, il n’existe pas de meilleur aphrodisiaque.« ) qui est ici plus particulièrement poussée à travers la fascination que peuvent exercer les femmes sur ses héros qu’il s’agisse de l’épouse de Sachs, Fanny que de la fantasque Maria Turner (inspirée de Sophie Calle) qui l’entraîne dans des expériences mi-artistiques mi-perverses. Plusieurs pages sont consacrées à ces dernières, rejoignant la passion de l’auteur pour le thème de la filature, ici envisagé comme exercice de style. La photographie (cette « dramaturgie de l’œil ») invente une autre réalité de soi et peut-aussi servir de révélateur.
« Ce qui semblait lui plaire c’était la combinaison du documentaire et du jeu, l’objectivation d’états intérieurs. (…) Il comprenait que toutes mes réalisations sont des histoires, et que même si ce sont des histoires vraies, elles sont aussi inventées. »
« Le moindre mot est pour moi entouré d’arpents de silence et lorsque j’ai enfin réussi à le tracer sur la page, il a l’air de se trouver là comme un mirage, une particule de doute scintillant dans le sable. Le langage ne m’a jamais été accessible de la façon dont il l’était pour Sachs. Un mur me sépare de mes propres pensées, je me sens coincé dans un no man’s land entre sentiment et articulation, et en dépit de tous mes efforts pour tenter de m’exprimer, j’arrive rarement à mieux qu’un bégaiement confus. De telles difficultés n’existaient pas pour Sachs. Pour lui, les choses et les mots correspondaient, tandis que pour moi ils ne cessent de se séparer, de voler en éclats dans toutes les directions. Je passe presque tout mon temps à ramasser les fragments et à les recoller ensemble, mais Sachs n’a jamais eu à trébucher ainsi, à fouiller les tas d’ordures ou les poubelles en se demandant s’il ne s’est pas trompé dans la juxtaposition des pièces. »
En filigrane, ce sont les obsessions profondes de l’auteur que l’on retrouve dans une nouvelle variation : le questionnement de l’identité et de l’identification à l’Autre (du narrateur envers son meilleur ami Sachs puis de Sachs vers Dimaggio l’homme qui va croiser son chemin tragiquement et qui changera radicalement sa vie), la relation entre fiction, pensée et réalité, le rapport aux mots mais aussi et surtout le hasard et les contingences (comment un petit incident peut bouleverser une vie, le fameux effet papillon) qui jouent ici un rôle plus crucial que jamais.
La grande question qui domine les pages de ce roman et qu’Auster cherche à illustrer à travers le destin hors norme de Benjamin Sachs est donc qu’est ce qui peut faire basculer une vie au point qu’un homme abandonne tout, femme, travail et amis, et chute. « Il me semblait ressentir une sorte d’attraction cosmique, l’appel d’un destin inexorable ».
La chute (renvoyant à la perte et à la perdition) constitue un autre thème fondateur et hautement symbolique dans l’œuvre de l’auteur (traumatisé par la chute –sans dommage- de son père du haut du toit de sa maison).
Elle est ici à prendre au sens propre (le héros sera victime d’une chute d’une échelle d’incendie au cours d’une soirée, chute qui fait d’ailleurs l’objet d’une belle et longue description métaphysique) comme au figuré (l’isolement progressif du héros jusqu’à sa perte tragique).
Le thème de la solitude est moins présent dans ce roman-ci, Benjamin Sachs le héros principal étant au contraire un extraverti (« Le seul fait qu’il écrivit m’apparaissait souvent comme une énigme. Il était trop extraverti, trop fasciné par autrui, trop heureux de se mêler aux foules pour une occupation aussi solitaire, me semblait-il.« ) même s’il aura la tentation de se retirer dans les bois en fin de roman.
C’est le thème de la liberté (et de ses illusions) qui est ici central même si les deux sont liés (la solitude permettant d’atteindre une certaine liberté) avec la statue de la liberté qui joue ici un rôle symbolique. Liberté de penser, d’agir, de vivre sa vie comme on le souhaite mais aussi liberté amoureuse comme l’illustre cette parole de Fanny, la femme de Sachs, mari volage : « C’est l’arrangement que nous avons conclu. Si je ne lui donnais pas sa liberté, je ne pourrais jamais retenir Ben. »
La dimension/dénonciation politique, l’imbrication délicate de la petite et de la grande histoire
Ne serait-ce que par son titre faisant écho à celui de l’un des ouvrages de philosophie politique les plus célèbres et placé sous le signe des écrivains prophète Thoreau et Whitman, Léviathan revendique clairement sa perspective politique même s’il ne sort pas son jeu d’emblée. Comme toujours dans ses romans, on relie peu à peu les thèmes et les symboles entre eux pour en élucider les sens premiers et cachés.
Ici, ce n’est peut-être pas des plus subtils, mais l’auteur cherche à nous interpeller sur la notion de l'(auto-)destruction qu’il s’agisse de faire voler en éclat sa vie personnelle par un virage à 180° comme le héros Sachs ou encore de détruire en masse des vies voire le monde au sens propre par l’invention de la bombe atomique : « Sachs parlait souvent de la bombe. Elle représentait pour lui un fait central de l’univers, une ultime démarcation de l’esprit, et à ses yeux elle nous séparait de toutes les autres générations de l’histoire. Dés lors que nous avons acquis la capacité de nous détruire nous-mêmes, la notion même de vie humaine est modifiée ; jusqu’à l’air que nous respirions était contaminé par la puanteur de la mort. » Il évoque cette pulsion qui habite l’humain (cf : citation en exergue de cet article).
A travers son action terroriste son héros veut dynamiter une certaine conception de l’Amérique, celle de « l’égoïsme, de l’intolérance et de l’américanisme débile et triomphant » : « Réveille-toi Amérique. (…) Fais quelque chose pour ton peuple en plus de lui construire des bombes. (…) » Pour cela il prend pour cible un des plus grands mythes populaires des USA : la statue de la liberté qu’il analyse. « A la différence du drapeau qui a tendance à diviser les gens autant qu’à les unir, la statue est un symbole qui ne suscite aucune controverse. (…) Depuis 100 ans, transcendant la politique et les idéologies, elle se dresse au seuil de notre pays comme un emblème de tout ce qu’il y a de bon en nous. Elle exprime l’espoir plus que la réalité, la foi plus que les faits, et on serait bien en peine de découvrir une seule personne qui veuille dénoncer les valeurs qu’elle représente : démocratie, liberté, égalité devant la loi. C’est là ce que l’Amérique a de meilleur à offrir au monde, et si peiné soit-on de l’échec de l’Amérique à se montrer digne de ces idéaux, les idéaux eux-mêmes ne sont pas en question. Ils ont été la consolation de multitudes. Ils ont instillé en nous tous l’espérance de pouvoir un jour vivre dans un monde meilleur. » Et dénonce ainsi la distance entre les idéaux et la réalité. On pense ici au kitsh politique dont parle Kundera dans « L’insoutenable légèreté de l’être ». Pour autant, on pourra regretter le caractère superficiel voire naïf de cette dénonciation politique.
Ce faisant, Auster interroge aussi l’engagement de l’écrivain à travers la fascination exercée par Dimaggio l’activiste écologiste (ce n’est pas « un criminel ordinaire », « un fol idéaliste, un homme croyant à une cause, quelqu’un qui avait rêvé de changer le monde ») sur Sachs qui décide d’agir, lui-aussi, et non plus seulement rester, passif, derrière sa machine à écrire : « Je ne veux pas passer le restant de mes jours à introduire des feuilles de papier blanc dans le rouleau d’une machine à écrire. Je veux me lever de mon bureau et faire quelque chose. Le temps d’être une ombre est passé. Il faut maintenant que j’aille dans le monde réel et que je fasse quelque chose. »
Au final, les impressions sont partagées : pour les enthousiastes, ce roman fait preuve de génie narratif et d’une belle imagination avec des personnages très vivants à la psychologie fouillée tandis que d’autres déplorent ces longueurs (et une certaine lourdeur induite par l’excès de style indirect) ou encore l’abus de péripéties ou de coïncidences farfelues…
La première partie du roman est sans doute plus réussie que la seconde qui s’égare dans la série B (l’irruption de Dimaggio et de sa femme Lilian est à ce titre assez brutale voire grotesque et nuit à la crédibilité du récit). Le talent d’Auster pour tisser progressivement des liens entre les différentes pistes qu’il lance et parvenir à une allégorie globale est ici moins virtuose que dans « Cité de verre » par exemple, faisant quelque peu tomber à plat la démonstration politique. Restent malgré tout l’atmosphère et le style austériens qui feront pardonner ces quelques défauts à ces fidèles lecteurs.
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C’est le livre d’Auster que je vais lire, prochainement…
[…] L’avis de Buzz-littéraire : « Léviathan est un roman polymorphe, une hydre à plusieurs têtes pour reprendre la métaphore mythologique. En effet, tout commence (hormis la scène initiale qui précède le long flash-back) comme un film de Woody Allen, tendance « Maris et femmes » avant de basculer dans le thriller croisé western à la Clint Eastwood ». Lire la suite (nouvelle fenêtre). […]