Septième ouvrage de l’une des plus grandes énigmes littéraires de notre temps, le Contre-Jour de Thomas Pynchon est un roman à énigmes justement, inépuisable, dans lequel on retrouve cette conscience sociale sans faille et chère à l’écrivain. Tous les genres littéraires y sont cultivés, exploités, détournés, pour prononcer une sévère condamnation de notre époque, toujours plus carcérale et politiquement corrompue. Décryptage de cette oeuvre monumentale:
Les arcanes pynchoniennes restent, pour beaucoup, encore à déchiffrer. Avec seulement sept ouvrages en circulation sur près d’un demi-siècle, Pynchon ne fait pas parti de ces auteurs prolixes qui se dispersent à tous vents. Il mûrit lentement ses livres, souvent sur une dizaine d’années, jouant des contradictions de notre temps, mais aussi de l’histoire, la grande et la petite, celle des individus, celle des sciences, des découvertes, des aventures et des révolutions (voir le portrait de Thomas Pynchon). Ses récits, tous liés entre eux d’une façon où d’une autre, évoluent au sein d’un univers littéraire en expansion, une supernova narrative, imprévisible et fragile, comme toutes les combinaisons hasardeuses qui doivent autant à la science de l’écriture qu’à la science tout court, la magie ou l’alchimie. Les 1200 pages très volatiles et hautement pyrotechniques de Contre-jour ont rejoint la nébuleuse Pynchon : en voici un humble compte-rendu.
L’étrange saga
L’histoire de Contre-Jour débute en 1893 à la façon d’un roman-feuilleton. Une league de « gentlemen extraordinaires », composés de jeunes et intrépides aéronautes adolescents surnommés les Casse-cou, se rendent à la treizième Exposition Universelle organisée cette année là par la ville de Chicago, à bord du dirigeable Le Désagrément. Là, ils découvriront les monstruosités et les merveilles d’un monde en devenir, un melting pot de peuples, de rites, de religions et de comportements, auxquels ils sont majoritairement étrangers, ayant choisi de fuir les contingences terrestres pour vivre au-dessus des hommes.
De ce point de vue privilégié, ils assisteront aussi, impuissants, aux drames qui se trament parfois sous leur pieds. C’est ainsi qu’ils assisteront à la saga de la famille Traverse. Webb, le père, est la figure de l’anarchiste solitaire qui s’en prend aux richesses des puissants, en l’occurrence, des mines d’argents appartenant au vicieux Scardale Vibe. Celui-ci fera exécuter le dissident Webb, que ses descendants tenteront alors de se venger, en basculant parfois dans les chausse-trappes de l’histoire. Virages imprévisibles et rebondissements, récits annexes court-circuitant brutalement l’histoire en court, coq-à-l’âne, intrigues parallèles, le lecteur de Contre-Jour ne doit pas s’attendre à suivre le simple fil d’une trame clairement établie ici, mais se préparer à visiter un monde littéraire d’étrangetés : la galaxie Thomas Pynchon.
Cosmologie Pynchonienne
Dès les premiers chapitres, Thomas Pynchon élabore un monde double. Une cosmologie historique très personnelle derrière laquelle se dessine l’opposition et les combats que se livrent deux mondes : celui, idéal et immatériel des Casse-cou et leur société aéroportée, contre celui, avide et corrompu, des financiers, des magnats et des puissants, souvent secondés par des sombres bandits et autres psychopathes. Le monde des anges contre celui des damnés de la terre. Le monde d’en bas, ce sont les ouvriers, les abattoirs, les mines du Colorado et la frontière de l’Ouest sauvage sur laquelle se livre de terrifiants combats. Ce sont aussi des démons comme Scardale Vibe et sa clique, qui légifère et règne sans demander son avis au peuple.
Entre les deux, à « contre-monde » pourrait-on dire, il existe un « entre deux », constitué d’errants, d’anarchistes, qui résistent et souffrent dans le purgatoire de la réalité. C’est là que se trouve la famille Webb : dans cet univers en marge auquel tient énormément Pynchon puisqu’il apparaît dans presque tous ses livres, du réseau postal secret de Vente à la crié du lot 49, aux activistes hippies de Vineland. Pynchon semble regretter la disparition de ces zones de liberté – et de non droit – parfois dangereuses, mais toujours pleines de vie, d’espoir et de désir. Un monde de possibles, qui existe encore au début de Contre-Jour, et qui semble s’éloigner, disparaître même, avec la fin de la première guerre mondiale, qui marque également la fin de ce livre.
La langue déchaînée de Pynchon
Cette conscience d’un paradis perdu, d’une suite d’évènements et de découvertes qui nous ont menés là où nous sommes aujourd’hui, dans un univers sous surveillance, toujours plus carcéral et dominé par le besoin de posséder, est certainement le point le plus sensible du Contre-jour de Thomas Pynchon. C’est aussi ce qui rend le roman si poignant, par delà les cabrioles et les aventures parfois abracadabrantes de ses protagonistes.
Pourtant, la gravité du sujet n’empêche pas Pynchon de se livrer à l’exercice de l’écriture avec une verve et une fougue que l’on ne lui avait plus vu depuis Vineland. Remarquablement traduit par Claro, Contre-jour offre une pétarade de bons mots, de situations cocasses et de blagues de carabins, dans une explosion d’humour primesautier. Alors que la teneur global de ce roman tient plutôt du pessimisme et incite à la mélancolie, la langue de Pynchon, elle, n’est que gourmandise, joie et vivacité. Passant du roman-feuilleton au western, de l’uchronie à la science-fiction, ou à des passages érotiques, le style Pynchon fait entendre cet engouement pour la langue, cette voracité pantagruélique pour le verbe, l’adjectif, pour l’invention même de noms et de signes.
Pynchon se libère de la gangue du langage officiel et rend son ultime liberté au verbe, signifiant par là que, si dans les sphères du réel le combat semble perdu d’avance, il continue cependant dans le monde de l’imaginaire, là ou peuvent naître des alternatives aussi délirantes que subversives à la pensée officielle. C’est, encore une fois, et comme dans tous les romans de cet écrivain unique si solidement attaché aux symboles de la contre-culture, la bannière fièrement levée d’une littérature bien vivante comme dernier bastion de liberté. Ce monde que l’on nous impose, Thomas Pynchon est « contre », et il n’a pas fini de le dire.
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