Face aux tragédies terroristes et à l’intégrisme, opinion publique, professionnels et institutions se sentent quelque peu démunis. Comprendre les « racines du mal » afin de pouvoir le traiter est devenu l’obsession et chacun tente d’apporter ses réponses et analyses. Un fait paraît indéniable: l’embrigadement idéologique sur Internet notamment doit être contrebalancé, et les « armes » pour ne pas s’y laisser piéger fournies notamment aux plus jeunes. La lutte contre le terrorisme est en effet avant tout une bataille idéologique. Comme le rappelait Alain Rodier, directeur de recherche chargé du terrorisme au Centre de recherche sur le renseignement (CF2R): « C’est un combat intellectuel auquel nous faisons face aujourd’hui. Un combat bien plus difficile qu’un autre finalement. Surtout dans des pays démocratiques, comme ceux qui composent l’Europe, qui mettent au-dessus de tout le reste la liberté de penser et donc la liberté d’idéologie. »
Michel Onfray attribuait quant à lui dans sa chronique de septembre 2016 sur son site la responsabilité du terrorisme au manque d’éducation (reprenant au passage la célèbre formule de Simone de Beauvoir qu’il a pourtant « déconstruit » avec peu d’égard !) : « On ne naît pas terroriste, on le devient : en ne sachant ni lire, ni écrire, ni penser, parce que l’on préfère ânonner, gribouiller, réciter ; en ne sachant ni aimer, ni apprécier, ni féliciter, parce qu’on ne sait que haïr, détester, vomir, exécrer, abhorrer, mépriser ; en ne sachant ni partager, ni prodiguer, ni donner, parce qu’on ne sait que prendre, exiger, réclamer, quémander. »
Il poursuivait en pointant un doigt accusateur: « Et qui a fabriqué cette génération décérébrée qui déteste les livres, la lecture, la réflexion, l’intelligence, la fraternité, la communauté, la gratuité, le don, le partage ? « …
Savoir penser, réfléchir sont en effet deux piliers de la formation à l’esprit critique, devenu une priorité prômue par le gouvernement, en réponse à la radicalisation djiadiste sur Internet et à l’adhésion des jeunes aux thèses complotistes.
Mais qu’appelle-t-on avoir l’esprit critique ? Origine et Formation de l’esprit critique
La notion même, venant du grec « kritikos », qui signifie « capable de juger, de discerner », est consacrée au siècle des Lumières. La pensée critique et de l’esprit d’examen se diffusent plus particulièrement dés la Renaissance, de Rabelais à -surtout- Montaigne le sceptique. Descartes en pose les principes dans son Discours de la méthode (1637) en asseyant l’idée de doute et de méfiance face à la certitude issue de la croyance. N’accepter aucune affirmation sans s’interroger et se documenter d’abord sur sa valeur.
A la fin du XVIIe siècle, la querelle des Anciens et des Modernes interroge les valeurs traditionnelles. Ce mouvement d’idées témoigne des manifestations d’un esprit nouveau et notamment d’ouverture critique. Les modernes (Perrault, Fontenelle, etc.) remettent en question le principe selon lequel la tradition (antique) est seule garante du Bien, du Beau, du Vrai. Ils considèrent que la raison, l’esprit d’examen et la réflexion peuvent garantir la véracité d’un fait ou d’une idée : on n’admet pas sans vérifier, on ene croit pas sans preuve. Bayle et Fontenelle analysent les croyances qui entourent les comètes ou les oracles par exemple. ils fnt ainsi apparaître une façon de raisonner dangereuse. La Bruyère l’appelait discernement et le disait aussi rare que les diamants et les perles. Il s’oppose à l’amalgame, aux jugements à l’emporte-pièce et aux idées reçues. Par la suite Montesquieu définit les traits spécifiques de la pensée scientifique nouvelles. Aboutissement de ce processus: les philosophes des lumières mettent en cause la monarchie absolue, la censure et les dogmes religieux et introduisent de nouvelles idées comme la séparation des pouvoirs, la souveraineté populaire, le droit à l’insurrection, la liberté d’expression ou la tolérance religieuse. Objectif: lutter contre les préjugés, l’obscurantisme ou le fanatisme.
Se pose toutefois la question de sa transversalité lui permettant d’être applicable á tout domaine et être utilisable dans la résolution de problèmes. Les psychologues et chercheurs en sciences cognitives sont partagés, si certains la soutiennent, d’autres au contraire la réfutent en raison de la difficulté d’adapter ses capacités critiques à des expertises différentes en particulier scientifique ou professionnelle. La notion fait aussi débat sur le plan philosophique
Diverses études sont parues récemment sur le sujet comme l’ouvrage de Gérard de Vecchi, agrégé, docteur en didactique des disciplines et maître de conférences en sciences de l’éducation, « Former l’esprit critique. Pour une pensée libre », en 2 tomes parus courant 2016, aux éditions ESF. Marie Gaussel a publié en février 2016 un dossier de veille « Développer l’esprit critique par l’argumentation : de l’élève au citoyen » dans l’IFÉ de l’ENS de Lyon. On peut également noter la parution en 2015 du livre de Sophie Mazet, Manuel d’auto-défense intellectuelle.
Début 2016, le gouvernement français a aussi lancé une page internet (sujette à controverse dans son but de « pensée unique » selon ses détracteurs) – « On te manipule » et une vidéo humoristique – visant à alerter contre le complotisme:
« En instillant l’idée que des sociétés secrètes manipulent l’opinion pour conserver ou prendre le pouvoir, et en désignant à la vindicte publique des populations ou des individus comme responsables de ces manipulations, les théories du complot favorisent la perte de confiance envers les institutions, les médias, la science, et au bout du compte, la démocratie », a expliqué dans un communiqué le Service d’information du gouvernement (Sig).
Un des objectifs clé est notamment d’inciter les jeunes à vérifier et à recouper leurs sources d’information avant de les croire et les propager.
Les textes officiels de l’Éducation nationale reflètent tous cette importance accordée à l’esprit critique. Dans le référentiel de compétence des enseignants, on lit par exemple que le corps enseignant a pour mission d’ « aider les élèves à développer leur esprit critique, à distinguer les savoirs des opinions ou des croyances, à savoir argumenter et à respecter la pensée des autres ». La tolérance est ainsi également prônée, aux côtés « des valeurs de la République ».
Même mise en avant de cette compétence dans le programme d’Enseignement moral et civique (EMC) nouvellement instauré en 2015 à la suite des attentats de janvier 2015 (Charlie) ou dans le socle commun de compétences, de connaissance et de culture.
L’EMC, qui remplace l’« instruction civique » de l’école primaire, l’« éducation civique » au collège et l’« éducation civique, juridique et sociale » (ECJS) au lycée, met en œuvre quatre principes selon le bulletin officielde l’éducation nationale:
– penser et agir par soi-même et avec les autres et pouvoir argumenter ses positions et ses choix (principe d’autonomie) ;
– comprendre le bien-fondé des normes et des règles régissant les comportements individuels et collectifs, les respecter et agir conformément à elles (principe de discipline) ;
– reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie (principe de la coexistence des libertés) ;
– construire du lien social et politique (principe de la communauté des citoyens). À l’écoute de chacun, il encourage l’autonomie, l’esprit critique et de coopération. Il veille à éviter toute discrimination et toute dévalorisation entre élèves.
L’éducation aux médias et à l’information occupe une place centrale « pour que les jeunes puissent être en mesure de saisir la réalité des faits, au-delà des images choc et des fausses explications« , selon Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale. Elle serait accompagnée de la création d’un média par les élèves: radio, blog, journal, etc, même si aujourd’hui peu d’enseignants sont formés à cette discipline et que la France accuse un retard par rapport aux autres pays européens. En effet les jeunes passent en moyenne 1500 heures par an devant un écran, 850 heures devant leurs professeurs et 50 heures par à discuter en tête à tête avec leurs parents. L’impact des médias est donc majeur sur leur vision de la société, avec le problème de manque de recul qui se pose. Les jeunes ne sont pas égaux dans la recherche d’information et distinguer une bonne d’une mauvaise source d’information, et tout cela s’apprend. L’éducation aux médias est aussi une opportunité pour favoriser les débats, discussions et prises de parole des jeunes. Divina Frau-Meigs, sociologue des médias et directrice du Clemi (Centre de liaisons de l’enseignement et des médias de l’information) déplore que « une des grandes faiblesses de l’Education Nationale [qui est] d’occuper cette position d’autorité qui laisse peu de place aux questions de sélèves, en partant du postulat que les élèves doivent accepter les résultats sans questionner. » Selon les formats édcatifs qui libèrent la parole des jeunes doivent être favorisés. « C’est ce droit à la question et à la formulation en public qui permettrait de faire un pas en avant » estime-t-elle (voir aussi ci-dessous).
L’éducation à la citoyenneté est associée à un enseignement de la pensée réflexive et de l’esprit critique à l’oeuvre dans les débats argumentés et discussions philosophiques démocratiques. Cette discipline, en raison de sa dimension « morale » suscite néanmoins maints débats sur les modalités de son enseignement (notamment qui doit l’effectuer et son mode d’évaluation). Comme le souligne Kahn (1), cité par Gaussel: « On peut en effet s’interroger sur ce que représente aujourd’hui la morale comme valeur universelle et surtout sur la façon de la transmettre. »
Esprit critique et argumentation: un enseignement mal-aisé
De son côté, Ogien(2), cité par Gaussel, reproche au ministère de l’Éducation nationale de faire de l’enseignement de la morale un « instrument d’ordre public visant à normaliser les comportements incivils imputés aux enfants des classes populaires » (Ogien, 2013). Il soulève le problème de l’enseignement des idées morales prescrivant certains comportements. En effet, comme il le met en évidence, il existe une incompatibilité entre l’enseignement d’une démarche critique et de raisonnement tout en imposant des valeurs spécifiques dites « bonnes ». On se heurte ici à une contradiction épistémologique entre d’une part rejeter les dogmes mais en promouvoir certains (valeurs morales officielles). « Peut-on enseigner ce qui ressemble à un dogme tout en demandant aux élèves de refuser tout dogme ? » se demande ainsi Ogien. Il recommande ainsi d’enseigner le « juste » plutôt que le « bien » ou le « bon » comme le préconisent d’ailleurs les conclusions du programme.
Le sociologue et philosophe Edgar Morin prône aussi, dans son ouvrage-manifeste « Ensiegner à vivre » (Actes-Sud Playbac, 2014) l’enseignement de la philosophie comme guide de vie afin de « mieux se comprendre en tant qu’être humain et social et pour mieux comprendre l’autre, mais aussi pour apprendre ce qu’est le doute et l’erreur dans la connaissance, savoir distancier et s’objectiver« .
Les difficultés de l’enseignement de l’esprit critique et évolution du rôle de l’enseignant
Autre problématique: le rôle pédagogique de l’enseignant qui ne peut plus se placer comme le détenteur d’un savoir absolu et incontestable sur les idées moralement acceptables. Son champ d’action doit donc évoluer pour favoriser le questionnement des élèves. Cela implique d’accepter de perdre monopole des questions et des réponses, ce qui peut s’avérer déstabilisant. Pour Cazenave (3), cité par Gaussel, cette remise en question du maître favorise le débat en le faisant aussi travailler sur sa posture et ses éventuelles incohérences. Cette évolution du rôle du maitre est indispensable à l’acquisition de réflexes critiques chez les élèves.
Les enseignants hésitent d’ailleurs souvent sur l’attitude à adopter lors des débats. Doivent-ils intervenir ou au contraire se mettre en retrait pour favoriser la progression du questionnement des élèves ? Un équilibre subtil qui doit être dosé pour permettre au débat d’avancer.
Passer d’un enseignement autoritaire à un enseignement ouvert
Il s’agit donc bien d’une toute autre façon d’enseigner, à l’opposé de la délivrance d’un savoir normatif oú le questionnement ne sert qu’à vérifier l’assimilation des connaissances et des « bonnes réponses ».
Il est ainsi reproché à l’enseignement traditionnel un peu trop « didactorial » d’empêcher l’élève de questionner « naturellement ». Pourtant Gaussel rapelle que « la fonction de l’école n’est pas seulement de dispenser le savoir, elle doit également apprendre aux élèves à se poser les bonnes questions.«
Dans une approche critique, l’enseignant « n’est plus uniquement le pourvoyeur d’informations, mais se présente dans un rôle d’animateur de débats, (…), ou d’orchestrateur des dynamiques de groupes dans un rôle parfois plus distant » selon Nonnon (4).
Ce n’est plus l’autorité du maître qui définit le vrai, l’acceptable mais ce sont les élèves qui co-créent leurs savoirs de façon interactive. Objectif: faire réfléchir et non seulement faire appliquer (source:eduscol, »L’EMC dans le quotidien de la classe. Les gestes professionnels »).
Ainsi l’argumentation encourage la participation de l’élève et une construction dite « dialogique » des savoirs plutôt que « monologique » c’est à dire basée uniquement sur le discours du professeur.
L’enseignement argumentatif négligé dans les pays francophones
Pourtant malgré la prise de conscience de l’importance de l’argumentation, celle-ci reste limitée à sa pkus simple expression dans les actvités scolaires. Exemple: la rédactions de textes argumentatifs où seuls sont évalués l’usage et le nombre de connecteurs logiques… Alors que les pays anglo-saxons, en particulier les Etats-Unis, mettent trés tôt l’accent sur l’enseignement, la maîtrise des théories et la construction efficace d’un argumentation et d’un raisonnement (« critical thinking »), les pays francophones acusent des lacunes dans le domaine.
Ces derniers les envisagent en effet comme « un bénéfice acquis par des années de formation universitaire plutôt que comme une discipline propédeutique » selon Herman (5) cité par Gaussel. De ce fait aucun enseignement spécifique ne lui est consacré car elle est « tenue pour acquise » naturellement. Comme le soulignent Amossy et Korem (6) : « Il ne faut pas oublier que, contrairement aux pays anglo-saxons, et en particulier aux États-Unis ou au Canada, où on trouve un enseignement officiel de la rhétorique et/ou des théories de l’argumentation dans des départements divers – philosophie, speech communication, anglais – les pays francophones ne réservent aucun cursus à part entière à la rhétorique ».
Ceci s’illustre notamment au collège comme au lycée en France, l’essentiel des travaux demandés portent sur l’exercice du commentaire contrairement à l’essai anglo-saxon (pourtant inspiré par notre Montaigne national !) qui requiert de bâtir une thése et de la défendre sur la base d’arguments étayés de données et de preuves.
(1) Kahn Pierre (2015). « L’enseignement moral et civique » : vain projet ou ambition légitime ? Éléments pour un débat. Carrefours de l’éducation, vol. 39, n°1.
(2)Ogien Ruwen (2013). La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque. Paris : Grasset.
(3) Cazenave Catherine (2008). Le débat philosophique à l’école : un changement de posture pour l’élève. Carrefours de l’éducation, vol.25, n°1.
(4) Nonnon Elisabeth (2015). Préface. In Nathalie Muller Mirza & Christian Buty (dir.), L’argumentation dans les contextes de l’éducation. Bern : Peter Lang.
(5) Herman Thierry (2011). Le courant du Critical Thinking et l’évidence des normes : réflexions pour une analyse critique de l’argumentation. A contrario, vol. 16, n°2.
(6) Amossy Ruth, & Koren Roselyne (2009). Rhétorique et argumentation : approches croisées. Argumentation et analyse du discours, n° 2.
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