Le problème des « étiquettes » est un sujet récurrent de mécontentement des écrivains en général. Celui de la littérature « noire » ou « francophone » ne fait pas exception. Le manifeste pour une « littérature monde » lancé en fanfare en 2007 par un collectif d’auteurs dans le journal Le Monde, s’insurgeait plus particulièrement contre le qualificatif qu’il juge artificiel, soulignant que « personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone« , comparant la francophonie à de la « lumière d’étoile morte. », et appelant à une littérature française plus fédératrice et diversifiée, regardant au delà de l’hexagone.
Même si côté librairie, le bilan est mitigé car le distingo permet souvent de mieux mettre en valeur ces auteurs qui bénéficient aussi souvent d’un plus grand écho international. Trois figures majeures, le franco-congolais Alain Mabanckou, l’haïtien Dany Laferrière vivant au Québec et la franco-sénégalaise Fatou Diome expliquent régulièrement dans leurs interviews en quoi cette « classification » leur apparait réductrice et limite leur champ des possibles en terme de thématiques ou d’identité propre:
Alain Mabanckou est sans doute le plus virulent à cet égard. Il a même consacré au sujet un essai en 2012 intitulé « Le sanglot de l’homme noir« , s’érigeant contre une critique enfermant la littérature d’origine africaine dans des problématiques de racisme et de victimisation ou de ressentiment (comme s’il fallait faire de « leurs souffrances des signes d’identité« ). Il dénonce ainsi régulièrement dans ses entretiens donnés à la presse ce carcan thématique cantonnant l’écrivain d’origine africaine lui déniant la possibilité de parler ou d’exprimer autre chose:
Parfois j’en ai marre que la question du racisme soit réservée aux Noirs. De la même manière, Dany avait demandé un jour qu’on arrête de lui parler de l’exil. Comme si un écrivain africain ou antillais était forcément en exil et qu’il lui fallait de l’exil pour écrire. Pour écrire, il faut partir de quelque part. Par exemple de toutes ces références au monde noir ou au code noir qu’on trouve chez Dany. C’est triste, mais l’écrivain noir est toujours celui qui est en train de combattre les préjugés. »
« On a voulu, et on voulait alors, affecter à la littérature «négro-africaine» les missions qu’on affectait aux écrivains de la négritude: vous êtes noirs, vous devez parler de la condition noire et des souffrances du peuple noir. (extrait itw Bibliobs, mars 2016)
Il insiste plus particulièrement sur cette injonction implicite de faire une « littérature engagée », politique et axée sur le collectif dans la lignée des précurseurs des années 30, Césaire et Senghor, et plaide au contraire le droit à écrire une littérature intimiste individuelle, loin de toute idéologie (voir article « Littérature et politique font-elles vraiment bon ménage ? »). Pour ce faire, il tisse un intéressant parallèle avec le roman psychologique redéfini par Proust ayant inspiré les autofictions actuelles:
Le mot «nègre» dans son aspect politique a pu gommer l’intimité. Dans la littérature de la négritude, si on enlève «l’Enfant noir» de Camara Laye et quelques autres, on voit qu’on privilégiait plutôt les causes communes. On y oubliait que la littérature peut être aussi un certain regard sur les petites choses de la vie: ce fameux café de la grand-mère [de Laferrière], la description du pagne de sa mère…
L’écrivain de l’époque de Césaire avait d’abord l’obligation de décrire l’environnement social et les grandes idéologies occidentales qu’on est venu imposer dans le sud. Donc il s’était interdit de faire une littérature individuelle, personnelle, avec sa propre voix. Or c’est essentiel: la littérature ne se libère que par l’individualité de la voix. Quand Proust écrit, ce n’est pas pour vous dicter ce que seraient les grandes idéologies de son temps; il réinvente le roman psychologique dans lequel d’autres vont pouvoir picorer, par exemple pour donner naissance à l’autofiction actuelle. Dans la littérature africaine, nous n’avons pas ces sortes de modèles individuels. On nous a habitués à écouter des leçons d’intérêt général. (Bibliobs, mars 2016)
Il réaffirme ainsi avec force la mission littéraire avant tout de l’écrivain qui ne doit pas se transformer en militantisme ou en « sauveur de l’humanité », ce qui est traditionnellement attendu de l’écrivain noir:
Quand on est un écrivain africain, si on ne fait pas attention, on pense avoir écrit, mais en réalité on a simplement retranscrit les échos, les grondements militants… Quand j’ai écrit «Verre cassé», je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu.
Du fait du passé colonial, de l’esclavage, des chaînes que l’Occident a fait porter aux Noirs, il est toujours sous-entendu que l’écrivain noir africain a une mission. On ne cesse par conséquent de lui demander de témoigner de son histoire douloureuse ou de faire acte de militance. On n’exige jamais cela des écrivains blancs…
On commence à écrire lorsqu’on cherche à se définir soi-même. Ce n’est pas un groupe social qui écrit un roman, c’est un individu! (extrait interview Le Monde, mars 2016)
S’il rejette le terme de « littérature francophone », il est en revanche plus enclin à adopter, dans une certaine mesure, celui de littérature « négro-africaine » plus inclusif:
Je n’aime pas beaucoup le terme «négro-africain», mais il a son intérêt historique. Avec «africain», on pensait au «continent noir». En disant «négro-africain», on désigne plutôt «le monde noir». C’est plus vaste: on intègre la littérature d’Afrique, des Antilles, d’Haïti… (extrait itw Bibliobs, mars 2016)
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Son confrère Dany Laferrière , auteur notamment de «Comment faire l’amour avec un nègre», partage ses vues concernant le refus d’une littérature engagée ou idéologique imposée:
« La clé de la littérature, ce sont les vingt-six lettres de l’alphabet, non l’idéologie qui peut toujours nous induire en erreur. Il y a bien sûr des moments où la lutte et l’idéologie sont importantes, comme nous l’ont montré Césaire, Senghor ou Damas, qui sont d’ailleurs venus à Paris aussi. Mais j’ai toujours déploré qu’ils n’aient pas compris que ça nous aurait fait grand plaisir de lire des petits textes d’eux où ils auraient raconté une après-midi dans un café. Ils y auraient pris un verre et causé de choses et d’autres. Par exemple de lectures qui ne soient pas liées à une lutte précise. Ou encore plus simplement, du goût du café, de l’amitié, de la tendresse.
Césaire et Senghor étaient dans l’affirmation que le nègre est beau. Moi, j’étais d’emblée dans la dévitalisation du mot nègre. La définition politique du mot nègre ne m’intéressait même plus » (il donne notamment pour exemple son livre «Comment faire l’amour avec un nègre», qui est aujourd’hui plus lu comme une « une expérience universelle » et moins raciale, sur « la solitude de deux jeunes hommes dans une grande ville. (extrait itw Bibliobs, mars 2016)
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Enfin Fatou Diome les rejoint en considérant que « Les Africains doivent s’affranchir du statut de victime » (itw L’humanité 7 août 2015).
Elle réagissait aussi contre les étiquettes en général et celle de « francophone » en particulier en revendiquant pour l’écrivain un statut se voulant transnational et même transgenre:
L’humanité. C’est là où j’habite. C’est ma carte d’identité la plus complète. Je veux abolir les frontières, les étiquettes et les tiroirs: littérature-féminine-francophone-africaine-subsaharienne-post-coloniale … Non. J’ai traversé les océans pour exploser les murs. Lire un auteur par et pour ses origines n’est que pure hérésie littéraire. Quand j’écris, je ne connais pas de Noirs, je ne connais pas d’Arabes, je ne connais pas de Blancs … Je connais les gens qui composent notre monde. Dans « Celles qui attendent », je parle de ces femmes mexicaines sans papiers aux États- Unis. Elles se cachent en attendant que leurs époux reviennent avec les papiers, après avoir traversé le désert. C’est comme chez nous en Afrique. Et ailleurs. Chez toutes ces femmes, maliennes, afghanes, mexicaines, je trouve le même sanglot de la solitude. C’est le dénominateur commun qui m’intéresse le plus dans l’écriture. (itw L’humanité 7 août 2015)
Elle dénonce enfin l’hypocrisie du rayon dit « francophone » et s’amuse des classifications qui changent en fonction des librairies et de la notoriété :
Ils disent les ‘littératures francophones’, mais c’est très hypocrite. En France,
vous êtes en « littératures francophones » parce que personne ne sait ce que vous écrivez [Rires]. Mais dès que vous faites un carton, vous êtes en tête des ventes, on vous change de rayon. Mes livres sont vendus en littérature française générale, en
littérature africaine francophone et dans des librairies en Alsace, je les trouve même en littérature alsacienne ! Les étiquettes, c’est pour les ventes et pour occuper l’espace. Dès qu’on commence à être un peu plus connu, on vous conduit en littérature française . (Entretien Québec, Mbaye Diouf, 2008)
Sa consoeur originaire du Cameroun, Léonora Miano, n’aime pas non plus être cataloguée par rapport à ses origines:
Pour moi, la littérature africaine n’existe pas. Je ne dis pas, “je fais la littérature africaine“. Ce n’est pas parce que j‘ai passé mes meilleures moments en Afrique que je fais de la littérature africaine. Je fais de ma littérature qui est d’ailleurs très différente de la littérature d’Alain Mabanckou. Je pense que ce qui compte c’est l’univers de l’auteur. J’espère qu’un Français pourrait écrire aussi un roman qui a l’Afrique comme décor. Est-ce de la littérature africaine ? Pour moi, la nationalité de l’auteur ne compte pas beaucoup, ce qui m’intéresse c’est sa personnalité. Effectivement, je suis un auteur francophone puisque j’écris en français. Mais ce n‘est pas quelque chose qui m’obsède ou que j’ai besoin de revendiquer. C’est juste un fait qui est dans ma vie comme ça. Ca n’a pas beaucoup d’importance. (source: Afrik.com, 2006)
Pour terminer sur le sujet, une petite citation dissonante de l’acteur afro-américain James McBride qui, lui, voit plutôt un atout à être classé dans des rayons spécialisés:
Oh ça, c’est un vieux débat… Si mon livre n’est pas rangé dans de tels rayons, certains lecteurs ne le remarqueront jamais. C’est donc une chance, car cela lui offre la possibilité d’être lu. Je suis très fier, de toute manière, de voir mon nom parmi tous les autres auteurs. Ce qui compte, c’est avant tout l’identité du lecteur. (extrait interview l’Express, 30/11/15)
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