Révélé par cet album « Les jolis pieds de Florence » prix Goscinny en 2003, 1e tome de sa trilogie « Les pauvres aventures de Jérémie », le dessinateur Riad Sattouf alors âgé de 25 ans, excorcise dans cette série ses anciens complexes d’adolescent mal dans sa peau, couvert d’acné et aux cheveux gras… Et s’installera ainsi auprès des grands noms de ce que l’on appelle la « nouvelle BD » : Larcenet, Mardon ou Trondheim… Dans une veine très « trentenaire », il raconte avec humour les galères et frustrations de Jérémie, son alter-ego dessiné maladroit et nunuche, qui tente de trouver l’amour et surtout d’assouvir sa misère sexuelle. Entre Houellebecq, Wolinski et Monsieur Jean (dans une version moins bourgeoise), il livre ici une petite histoire légère sur les déboires de la séduction moderne, sans prétention, qui se lit néanmoins avec plaisir et reste très prometteur quant à la suite des mésaventures…
Nous faisons ici connaissance avec Jérémie, jeune concepteur vidéo qui s’ennuie dans sa boîte informatique et passe ses journées à visionner des photos de charme sur Internet. On le comprend très vite, Jérémie n’a qu’une seule obsession : le corps des femmes qu’il observe et déshabille à la dérobée dés que l’occasion se présente. Problème : notre garçon est un brin coincé. Et quand il s’amourache de la jolie standardiste, Florence, dont les pieds qu’elle dénude régulièrement, le fascinent, il lui sera difficile d’oser l’inviter à sortir.
Heureusement la belle n’est pas farouche et finira par lui ouvrir son coeur et surtout son lit. Mais lui révèle aussi son secret : sa frigidité. Notre chevalier servant se lance alors dans une quête de l’orgasme féminin jusqu’à parvenir à trouver la formule magique, sans en maîtriser complètement tous les effets secondaires…
Au delà de cette histoire centrale mi-romantique mi-loufoque, c’est aussi une peinture de la génération des jeunes adultes, les 25-30 ans, avec les galères de boulot des uns (Jean-Jacques qui rame pour percer dans la BD ou Sandrine qui vend des viennoiseries dans le métro…), l’instabilité sentimentale et les amours jetables (les femmes s’avèrent d’ailleurs très entreprenantes face à des garçons timides ou maladroits), la précarité, le hip hop, la fumette de joints ou encore les chocs culturels et les castagnes avec « les mecs de banlieue » (qui terrorisent régulièrement le pauvre Jérémie pas des plus téméraires…).
Riad Sattouf parvient à entrecroiser les aventures de cette kyrielle de personnages tous plus ou moins loosers ou irresponsables, avec rythme et un humour aussi percutant que sensible.
Et livre ainsi une vision lucide et amusée de ses congénères, leur fragilité, leurs doutes ou petites mesquineries mais aussi sur le monde de l’entreprise et les rapports hommes/femmes en général.
Son humour fait de fausse naïveté et son sens aigu des petits détails drôlatiques (comme le mystère de la démarche des « mecs de banlieue qui boitent » qui sera d’ailleurs éclairci…, les posters de film derrière le lit des protagonistes qui donnent toujours un double sens à la scène, le caïd qui se révèle piètre amant…). La chute de l’album est aussi assez réussie avec une petite pointe de fantastique. Les répliques des personnages ne manquent pas non plus de faire sourire (comme après l’amour : « Ça me fait bizarre d’être dans un lit derrière St-Maclou. » ou encore les pensées intérieures de Jérémie et les « bons conseils » de son meilleur ami : « Tu es nerveux avant ce rendez-vous ? Ce sont tes inhibitions qui te taraudent. Il faut les diminuer et pour cela une seule solution : l’alcool ! Bois donc un coup avant avant et tu seras bien plus détendu…« ).
On rit des maladresses de Jérémie, de sa couardise (capable de partir en courant après s’être vu refuser un baiser !), de ses petites angoisses et de son ridicule de gringalet à la fois lâche et attachant.
Pour la première fois, l’auteur adopte un style graphique « plus personnel, plus expressif et moins lourd » selon ses termes, loin du dessin très réaliste qu’il effectuait pour sa série « Petit verglas« . Assez simple et coloré, son trait se distingue quand il s’agit de représenter les mimiques des personnages (la gêne, la honte ou les craintes de Jérémie en particulier) et frôle parfois la caricature iconique pour renforcer le comique des situations.
Tout ceci donne une joyeuse comédie de moeurs, une fable urbaine gentillette et touchante qui ne verse pas pour autant dans la complaisance, sans atteindre néanmoins le niveau d’un « Retour au collège ».
Paroles de Riad Sattouf à propos de « Les jolis pieds de Florence »:
« A l’époque, j’adorais les histoires de frustrations sexuelles, de solitude et de misère sentimentale. Quand j’ai écrit « les jolis pieds de Florence », je ratais pas mal de choses dans ma vie. J’étais célibataire, je n’avais pas d’argent, je me faisais perpétuellement emmerder dans la rue par des mecs en jogging et j’étais un parano total. Je ne dis pas que j’ai beaucoup changé depuis, mais au début de ma « carrière » (ça se dit ?) j’étais vraiment un looser total. Je me suis dit que pour supporter ça, je devais essayer d’en rire, et d’en vivre. J’ai donc pris de la distance avec moi même et j’ai écrit des histoires sur ces aspects de ma vie. Pourtant, Jérémie n’est pas directement autobiographique. » (Source : Hermaphrodite)
« Tous ces doubles de moi personnifient la longue période de ma vie où j’ai été tout en bas de l’échelle sociale des rapports amoureux , confesse t-il. Parce que j’ai été « lépreux », j’ai encore aujourd’hui du mal, au cinéma, à m’identifier avec les beaux. Mais ma frustration sexuelle, finalement, m’a plutôt servi. Vouloir un truc que tu ne peux pas avoir pour des raisons que tu ne peux pas contrôler, ça finit par te motiver… Et ça m’a laissé du temps pour dessiner ! »
« J’étais couvert d’acné et je me laissais pousser les cheveux n’importe comment. Alors vous imaginez quand le prof faisait l’appel le jour de la rentrée : « Richard… Rollin… Sattouf ! » Tout le monde se retournait vers moi et éclatait de rire. Je n’avais plus qu’à transpirer comme une chaudière trop pleine d’émotions ! »
« J’ai l’impression que les écrivains sont très sollicités sexuellement, alors que dans le milieu de la BD, je connais quelqu’un qui a dû attendre de vendre 50 000 exemplaires avant de pouvoir coucher pour la première fois. » (source : L’Express)
Ses auteurs préférés
Chris Ware l’auteur de Jimmy Corrigan, Hergé, Emile Bravo, Christophe Blain et Joann Sfar.
1 Commentaire
C’est intéressant que vous abordiez le sujet des amours jetables dans votre texte, car c’est exactement le sujet que j’ai tout récemment traité dans un documentaire.
Allez-y voir. J’ai mis l’adresse du site dans la case destinée à cette fin.