« Bleu comme l’enfer » de Philippe Djian, oeuvre de jeunesse de l’auteur de 37°2 le matin est le premier roman qu’il publie à l’âge de 34 ans en 1983 chez Bertrand Barrault, après un premier recueil de nouvelles « 50 contre 1 ». Passé relativement inaperçu à sa sortie et vendu à seulement quelques centaines d’exemplaires, il connaîtra un regain d’intérêt du public après le colossal succès de l’adaptation de « 37.2 le matin » signé Jean-Jacques Beneix, et sera même adapté en 1986 par Yves Boisset. Il contient toute l’essence du style et de l’univers de « l’enfant terrible de la littérature des années 1980 » selon le Nouvel Obs’, l’écrivain « rock », hors norme, jugé même « en-dehors de la littérature » par le fameux comité de lecture de Gallimard qui refusa de l’éditer par ce motif, largement influencé par ses lectures américaines allant de Bukowski, Kerouac à Jim Harrison et surtout Carver et Brautigan… Un roman qui sent (pue ?) la sueur, le soleil qui cogne, l’essence (il a longtemps travaillé de nuit, dans la cabine de péage d’une autoroute près du Mans), la bière, le sexe, le sang et… le désespoir. Mais surtout empli d’humanité. A mi-chemin entre le western moderne et le road-trip aux codes américains, mené par un style sauvage, nerveux à la sensualité âpre et abrupte…
« (…) Mais imagine il y a un autre chemin sur le côté et là il y a que dalle, tu sais pas où ça mène, il y a rien qui t’indique où ça mène mais c’est une possibilité et, sans bien savoir pouquoi tu t’enfiles dedans, c’est ta vie qui t’a poussé à faire ça, tu ne peux pas tout comprendre mais le chemin est chouette, de temps en temps, tu te demandes si tu es dans la bonne direction mais tu oublies parce que tout ton être est fixé sur la route, tu ne te rends même pas compte que tu es debout sur l’accélérateur et tout autour de toi c’est la beauté mélangée à l’horreur…«
Ouvrir un roman de Djian c’est accéder au dépaysement immédiat. Même en 2007, le décalage et l’originalité du romancier demeure et fonctionne comme un uperccut. Djian c’est d’abord un style, une voix. Une écriture dangereuse, abrasive, affranchie, qui embarque d’un seul coup ou révulse.
« Bleu comme l’enfer » est un roman hérissé comme des morceaux de ferailles, brûlant, sans pitié comme un ciel lapis-lazulis comme la lumière d’un jour au soleil cru. Le bleu c’est la couleur du coup sur la peau, c’est aussi la couleur d’une certaine tristesse qui affleure derrière les fanfaronnades viriles…
Car « Bleu comme l’enfer » c’est une histoire d’hommes. De mecs. De cow-boys pourrait-on presque dire, qui s’affrontent à bord de leurs « bagnoles » en guise de destriers…
Il y a d’abord Franck, le « flic de merde » comme l’appelle son ex-femme, brutal, sadique sur les bords, ivrogne, hargneux, qui n’hésite pas à castagner et à malmener les petites frappes qu’il arrive à coincer, qui parle de sa fille Carol comme si elle n’était qu’une pute… Bref, l’archétype du « méchant » détestable, du moins dans les premières pages.
On assiste à une de ses prises de malfrats (Ned et Henri) qu’il ramène ensuite chez lui, menottés. Après une violente dispute (suivie d’un viol) avec son ex-femme Lili, dont il est toujours épris, ses prisonniers parviendront à s’échapper. Humiliation suprême, ils embarqueront (de leur plein gré) dans leur folle cavale sa femme et sa fille qui lui tirera elle-même dessus (au genou) pour fuguer à bord de sa propre Mercedes.
Le récit alternera ensuite de chapitre en chapitre entre la route et les péripéties des fugueurs et les tentatives de Franck pour les retrouver et surtout se venger !
S’enchaîneront une succession de figures imposés du genre policier dans lequel baigne en partie le roman (prise d’otage, bastons sanglantes, voiture piégée, descente dans la fourrière pour récupérer leur « Buick » ou dans les parkings pour voler un nouveau véhicule et ne pas se faire repérer,…). Le tout parsemé de quelques rencontres de personnages hauts en couleur tels que Lucie la hippie suicidaire, fille de riche (qui rappelle un peu la Deedee de Bukowski dans Women, en plus jeune) jusqu’au duel final, « le rodeo de la mort », entre les deux rivaux principaux : le flic et le truand…
Mais ce n’est pas forcément cette facette du récit qui s’avère la plus intéressante (sauf pour les amateurs du genre), mais plutôt la psychologie des personnages qui va se révéler au fil des pages, d’une façon plutôt inattendue et plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
A commencer par Franck qui n’est pas -complètement- le salaud que l’on pressent au départ. Certes, le personnage a des côtés abjects mais il est aussi émouvant par son mal-être, sa fragilité psychique et son angoisse de la solitude qu’il dévoilera après l’abandon de sa famille.
L’arrivée d’Helen, la femme mûre, veuve, esseulée (qui va le soigner et s’occuper de lui) dans sa vie mettra à nue ses failles et lui donnera un peu d’humanité. Leur relation équivoque se traduira par quelques unes des plus belles (et poignantes) scènes du livre.
Contrairement à la majorité des personnages féminins du récit (au physique de bimbo), Helen n’est pas jeune et belle. Elle finira pourtant par devenir désirable aux yeux de Franck. « Il commençèrent comme ça une espèce de jeu violent et sensuel à la fois (…) chaque fois qu’ils faisaient un mouvement brusque, il voyait un morceau du slip d’Helen, une tranche de prairie blanche et mystérieuse, et ça se précisait, son coeur battait plus vite. »
Et étrangement elle est la seule dont le visage sera partiellement évoqué (les autres femmes du roman sont souvent réduites à leur corps pourvu de « gros nichons » et d’un « beau cul »). Un visage « tragique », trop maquillé, d’une « tristesse épouvantable ». Un visage particulièrement émouvant même pour un homme pétri de haine. Alors qu’elle sort de son bain, Franck pense par exemple : « Dans cette pièce laquée rouge flippante, elle avait l’air d’une star oubliée sur le point de se trancher les veines, ça venait de cette façon qu’elle avait de sourire dans la glace. »
Leur relation, sans issue, oscillant entre pitié, tendresse et sado-masochisme, dévoilera le malaise palpable de ces deux êtres en perdition : « Il descendit dans le salon, se laissa aller sur le canapé. Il tira un drap sur lui, les yeux rivés sur le plafond merdique, bien droit, sans tâche ni rien, il replia un bras sur son front, jamais il ne s’était senti aussi seul, il y avait une telle intensité là-dedans que ça lui foutait la trouille. Il n’avait encore jamais flippé comme ça. Il avait 44 ans, aucune expérience du grand vertige, c’était particulièrement dur pour lui. Il s’endormit raide comme un bout de bois, le drap serré sur la poitrine, il avait pas réussi à retrouver une respiration normale, oh seigneur. »
C’est peut-être leur géméllité dans le désespoir et l’angoisse de la solitude qui les rapproche. Comme le dit Helen : »Merde c’est comme si j’étais à ta place, tous ces foutus moments, tu tournes en rond pendant des heures complètement vidée, on a le même âge Franck, ça veut dire qu’on est en train de vieillir proprement, on est comme des cons avec ça, pour moi tu es la seule personne un peu vivante en ce moment, la seule personne que je comprenne. (…) La vie n’est pas un long machin continu qui dure soixante ans, c’est un collier de perles enfilées sur une ficelle merdeuse. »
Du côté de l’équipée des fugueurs, le personnage de Lili, l’ex-femme de Franck s’avère aussi intéressant : « Elle savait que sa vie ne valait rien mais elle se cramponnait, la plupart des gens sont persuadés que leur vie vaut quelque chose mais ils se cramponnent pas, tout est faussé dés le début… »
Elle symbolise au contraire la femme fatale au pouvoir érotico-sexuel irrésistible, allant jusqu’à concurrencer sa belle fille auprès des hommes : « Elle avait la meilleure place, c’est plus difficile de garder un type que de le prendre. » Comme dans tout livre de Philippe Djian qui se respecte, elles seront les actrices de corps à corps torrides avec leurs partenaires de route. Même si souvent le sexe apparaît comme un moyen de rompre l’ennui ou d’arrêter de penser… On se serait peut-être passé des détails (un peu glauques) sous-entendant leur demi-lesbianisme et voyeurisme mutuels…
« (…) la bagnole était l’ultime refuge pour un homme de cette époque (…) ils attendait les fusées et la nuit qui n’en finissait plus, ils allaient tous mourir avant de toute façon.«
Outre les personnages, Djian a l’art de planter un décor, de nous faire ressentir ses odeurs – d’eucalyptus, de poussière ou de sueur…- et surtout ses couleurs, ses ombres, lumières, chaleur…
« Une minute plus tard, de grosses gouttes explosaient sur le pare-brise (…) De l’intérieur de la voiture, la rue commença à dégouliner comme un maquillage au-dessus d’un volcan. »
La ville, le désert et plus particulièrement le ciel jouent un rôle à part entière dans le drame qui se déroule sous nos yeux et créent une atmosphère à la sensualité violente. Djian s’attarde à amplement décrire l’environnement hostile ou au contraire clément qui influe sur le comportement et l’humeur des personnages. La voiture qui avale des kilomètres, sur fond de de Clash, Knoper ou Talking Heads, se prête particulièrement bien à cette poétique du paysage urbain ou naturel qui défile dans son rétroviseur : « Il y avait pas de lumière, juste le ricanement des grillons mélangé au silence, la lune à côté d’eux dans une bassine d’huile de vidange et cette baraque en bois, la porte était noire et graisseuse autour de la poignée, des pneus transformés en pots de fleurs et un siège de bagnole défoncé sous la véranda… » ou « Toute la ville penchait vers le Sud, elle basculait et sans le vouloir ils suivirent les fleuves qui filaient dans les caniveaux, ils se faisaient doubler par des papiers gras et des bouteilles de plastique qui brûlaient tous les feux…« , sa « lumière jaunâtre au sodium », « la lune qui scintille sur le capot mouillé« , « la nuit semblait venir par vagues et ondulait dans les phares« , « l’air tiède s’enroulait dans les carreaux ouverts comme un chat invisible« …
C’est aussi toute une imagerie de l’Amérique profonde, celle de Carver ou de Kerouac, qui transpire de page en page, certes un peu cliché mais assez envoûtante : la Buick, la station d’essence, le motel, les oeufs frits, la véranda, l’harmonica et la cabane dans le désert, le transistor… Petit tic agaçant : l’expression récurrente du « Oh seigneur » reprise française un peu plaquée du « Oh god » américain. Pour autant, le lieu où se déroule l’action n’est pourtant jamais précisé explicitement.
Au delà de l’intrigue, c’est la voix si singulière de l’auteur qui se fait entendre avec force et préfigure ses futurs succès. Une voix à la poésie noire, âcre et brutale, qui n’hésite pas à user, sans aucune gratuité, de familiarités (« ça déconne », « merde », « un machin », « dégueuler », « ce con de café »…), d’onomotapées (« Tchac ») et parfois de mots en majuscules ! Une voix de « dur à cuir », sèche et fougueuse qui bouscule et métamorphose le verbe : ça « valdingue », il y a du « boucan », des hurlements, du sang, on se « vautre » dans le canapé, le soleil « gicle » dans le ciel, « défonce la fenêtre », « harponne les bagnoles » ou « suce les jambes », on « s’effondre » plein d’une fatigue impossible à effacer, le silence est « liquide », on « empoigne » une femme des yeux, … La voix de personnages désenchantés, attirés « par les heures sombres », qui vibrent de la grâce de ceux qui sont en sursis, qui n’ont plus rien à perdre et vont jusqu’au bout…
« (…) Tous les jours sont comme ça. C’est la grande lumière, tu te lèves et jusqu’à six heures du soir tu peux rien branler et l’après-midi devient de plus en plus mortel, tu te mets à tourner en rond pendant que le monde entier y va à fond la gomme et tes idées deviennent aussi molles que le ventre du taré planqué derrière son bureau, tout ce que tu peux faire c’est attendre et garder tes forces pour ce qui va suivre, boire c’est peut-être pas la meilleure solution, mon pote, mais c’est la seule (..).«
Une voix qui sonne juste et qui souvent ébranle en particulier lors des grande tirades ou digressions des personnages sur le sens de la vie et de la condition humaine : « Avant j’avais cette vision du monde, je pensais que la vie était sacrée, et c’est sûrement la vérité mais un jour tu t’aperçois que la vérité t’emmerde parce qu’elle t’empêche de vivre, c’est comme si tu laissais la lumière allumée toutes les nuits et ça ne veut plus rien dire, tu comprends ? (…) C’est aussi agréable que de faire rouler des diamants dans la lumière mais ça veut pas dire pour autant que tu sois riche. »
Un premier roman qui retient l’attention même si l’on pourra regretter quelques défauts de jeunesse tels que l’intrigue policière un peu mince qui manque de suspens et n’est là que pour justifier quelques scènes de bagarre ou encore le manque de lien entre les chapitres qui semblent être empilés les uns sur les autres comme des briques* autonomes…
Il n’en reste pas moins une oeuvre phare (et fondatrice) dans la bibliographie de Djian ! [Alexandra Galakof]
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Deux ou trois choses dites par Philippe Djian au sujet de « Bleu comme l’enfer » :
*« C’est un livre que j’ai écrit dans des conditions très particulières. Je vivais alors à la campagne. Le week-end, tous mes copains débarquaient de Paris, et je leur lisais, le soir, ce que j’avais écrit dans la semaine. Ça les faisait rire. J’ai commencé comme ça. Pour « Bleu comme l’enfer », j’avais reçu une avance de Bernard Barrault [le premier éditeur de Djian] de 50000 balles. J’étais dans les Corbières, je retapais une bergerie avec mon frère. Mais, là encore, il y avait tout le temps des gens qui passaient. Je n’arrivais pas à me concentrer. D’où la forme du polar, qu’il était facile d’interrompre et de reprendre à tout moment. »
L’influence de la littérature américaine (très présente dans « Bleu comme l’enfer ») :
« Les écrivains américains m’ont appris que la littérature était dans la vie. Raymond Carver était pompiste, Bukowski facteur, Miller dans la banque… La littérature, pour eux, elle est partout. Je suis très sensible à l’écriture minimaliste d’un Carver. Et Bukowski! il a une pudeur incroyable, qui le rend attachant. Il a l’air brutal. Mais au-delà du sexe, dans les rapports entre un homme et une femme, ce qui l’intéresse, c’est ce qui se passe au niveau des sentiments, de la relation.
Dans la prose de Kerouac, il y a un rythme incroyable! Une espèce de souffle… Quand on commence à lire Sur la route, on se met automatiquement à battre du pied. On ne rencontre ça chez aucun auteur français… Faulkner aussi, c’est un écrivain du souffle. Ce sont des gens, on a l’impression qu’il y a un énorme truc qui fonctionne derrière eux et puis que ça passe dans l’écriture… »
1 Commentaire
Il n’y pas -justement pas- de duel final entre Franck et Ned, ce n’est ni un western ni une tragédie antique.