Dans un entretien accordé au magazine Lire, de février 2007, à l’occasion de la parution de son dernier opus « Le scriptorium », raté selon le critique Eric Neuhoff au Figaro (« Ca se voudrait kafkaïen, ça n’est que plat, secondaire, radoteur, prévisible et narcissique » écrit-il, colérique à son sujet !) Paul Auster, qui fête ses 60 ans (et publiait il y a 20 ans, en 1987, son premier succès : « Cité de verre »), a confié sa conception de l’art d’écrire, la part sombre de l’écrivain, et a ré-affirmé ses positions politiques notamment son rejet des actions de Bush. Son dernier roman peut aussi être lu comme une parabole politique a t’-il expliqué. Des propos intéressants au regard des interrogations soulevées ici récemment sur les impasses mortelles du roman et la pertinence du mariage littérature/politique.
A la question « Qu’est-ce que l’art d’écrire ? », Paul Auster répond « C’est raconter des histoires. Je ne me considère pas comme un romancier mais comme un story teller, un «raconteur d’histoires». Mais, bien sûr, un raconteur d’histoires est nécessairement quelqu’un qui utilise la fiction, les mots, et devient, par là même, ce qu’on appelle un romancier. Mais je cherche à raconter la meilleure histoire possible, pas à faire passer telle ou telle idée. Il se trouve que je considère qu’une histoire est plus agréable à suivre si elle est accompagnée de métaphores, si elle plonge aux racines de ce qui fait l’être humain et va parfois explorer la métaphysique. Mais l’histoire prime tout. Sinon, on ne fait plus du roman mais de l’essai.«
(…) « Vous savez, il faut être très dur pour écrire des romans. Ne pas se laisser aller au moindre sentimentalisme, à la moindre compassion, à la moindre faiblesse envers ses personnages et le sort qu’on leur réserve. Il faut laisser parler la part la plus sombre de soi. Si on ne fait pas cela, on dérape, on ne dit plus la vérité, on n’écrit plus un roman mais quelque chose qui n’est pas crédible. » Plus loin le journaliste François Busnel analyse son roman comme « une métaphore de la situation politique actuelle aux Etats-Unis, le destin des Indiens évoquant celui des Irakiens« , ce que Paul Auster reconnaît et ajoute que l’on peut aussi lire son livre comme une parabole politique à travers l’enfermement de Mr. Blank, le héros écrivain vieillard amnésique : « Il est enfermé sans savoir pour quel motif dans un endroit où il ne reconnaît personne et où on lui fait absorber des pilules étranges. N’est-ce pas la situation de milliers de personnes, actuellement, jetées en prison par le gouvernement américain alors qu’aucune charge ne pèse sur elles? Cela a beaucoup occupé mon esprit pendant que j’écrivais ce livre. Cette histoire dans l’histoire traite du besoin, purement américain me semble-t-il, de se créer des ennemis même lorsqu’il n’y en a pas.«
La « primauté de l’histoire » peut surprendre dans la bouche de cet écrivain qui a plutôt livré jusqu’à présent des romans assez énigmatiques (voire labyrinthiques) souvent introspectifs et mâtinés d’étrangeté bien loin d’une histoire au sens traditionnel du terme…
En revanche, la part sombre de l’écrivain qui doit s’exprimer, sans tabou, dans les livres est plus pertinente (voir aussi à ce sujet le billet sur La honte, essence de la littérature ?).
Par ailleurs, la dimension politique qu’il évoque sur son dernier livre est intéressante au sens où elle montre que celle-ci n’intervient qu’en deuxième lecture, sous une forme de parabole, et reste finalement le résultat d’interprétations -libres- du lecteur, bien loin d’une littérature politicienne ou partisane déplorée dans le billet sur les liens entre littérature et politique, même s’il prend ensuite parti, dans la suite de l’interview, directement sur la politique de Bush (mais ceci à la demande expresse du journaliste).
Lire l’entretien complet donné par Paul Auster
En complément de cette interview un autre éclairage sur l’approche politique de Paul Auster dans son oeuvre littéraire, à quelques années d’intervalle… :
« Je ne suis pas plus crédible sur ce sujet (politique, ndlr) que n’importe quelle personne choisie au hasard dans la rue, tranche-t-il. Il faut être clair là-dessus: mon travail, en tant qu’écrivain, ne consiste pas à parler sans cesse à la télévision des problèmes politiques ou sociaux, il est d’écrire des histoires. Si les écrivains cessent d’écrire et se mettent à commenter la marche du monde, alors il n’y aura plus de monde, juste une grosse machine qui finira par tout emporter sur son passage. Les écrivains, voyez-vous, comme les cinéastes, les peintres et tous les artistes sont là pour parler non de politique mais de la vie intérieure de l’humanité. Croyez-moi, que je défile dans les rues contre Bush n’influencera en rien la marche du monde, non. Ce qui est important, c’est d’être là, assis derrière mon petit bureau, à écrire mes petits livres. » (extrait interview de L’Express, février 2007)
« Je sais bien qu’il y aura dès la fin de l’année une quantité astronomique de films et de romans sur le 11 septembre, mais tout cela ne me concerne pas. Un roman, me semble-t-il, ne s’écrit pas par opportunisme ou dans l’immédiateté; c’est une œuvre qui se développe à travers des années de réflexion. On ne s’assied pas à une table un beau matin pour écrire ce que l’on a vécu la veille: il faut dix ou vingt ans de réflexion pour raconter une histoire pareille. Je ne peux pas dire si j’écrirai un jour sur le 11 septembre. » (extrait interview de L’Express, février 2002)
Quelques mots sur « Scriptorium « :
« Le vieil homme est assis au bord du lit étroit; les mains à plat sur ses genoux, la tête basse, il contemple le plancher. » Mr Blank, écrivain décrépit, atteint d’Alzheimer, se réveille dans une chambre. Est-il à l’hôpital ? Un immeuble, une prison ? Il ne sait pas, il ne sait pas non plus depuis quand il dort. « Son cerveau n’est plus qu’une masse de fer rouillé ». Sur chaque objet figure une étiquette indiquant sa nature : “Table”, “Chaise”… Au plafond, un obturateur. A côté de lui, un manuscrit sur les confidences d’un agent secret qui a trahi son pays. Dans ce décor spartiate, à huis clos, vont alors défiler et graviter d’étranges visiteurs qui ne sont autres que les héros des précédents livres de Paul Auster (qui s’incarne lui même dans le roman à travers l’anagramme de « John Trause », également personnage d’écrivain dans son précédent roman, « La nuit de l’oracle ») : Anna Blume, David Zimmer, Fanshawe, Samuel Farr… Tous viennent s’expliquer et hanter leur créateur qui oscille entre culpabilité et paranoïa. Un roman en forme de bilan de carrière et de mise en abyme angoissée où ressurgissent tels des fantômes du passé tous les héros de l’écrivain (réfléchissant par là-même à sa condition de romancier), mais aussi ses doutes et ses reproches à l’égard des Etats-Unis.
6 Commentaires
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-> "La "primauté de l’histoire" peut surprendre dans la bouche de cet écrivain qui a plutôt livré jusqu’à présent des romans assez énigmatiques (voire labyrinthiques) souvent introspectifs et mâtinés d’étrangeté bien loin d’une histoire au sens traditionnel du terme…"
Si je peux me permettre, il me semble que, pour Auster au moins, il n’y a pas de différence entre "l’histoire" et "l’histoire comme elle est racontée". C’est de ce point de vue qu’il peut se définir à juste titre comme un story teller. Il excelle à capter l’attention de son lecteur sur les péripéties qu’il raconte, aussi ineptes soient elles. Je n’ai pas lu son dernier opus, mais pour reprendre la nuit de l’oracle que tu cites, j’avais été assez bluffé par la succession métaleptique des récit avortés, souvent clichés, qui aboutissaient à la grande révélation métaphysique boulevardière du narrateur : "sapristi ma femme couche avec mon pote !". Sensation de lecteur de m’être fait cocufier en beauté. Au final Auster n’avait rigoureusement rien à raconter (mise en abyme du narrateur-écrivain en panne d’inspiration), et pourtant tout ça se lisait d’une traite sans déplaisir. Pareil dans Moon Palace d’ailleurs, où tout le récit était carrément spoilé dans les 3 premières lignes du bouquin.
Donc voilà, il me semble qu’Auster est un raconteur d’histoires au sens ou il ne s’en remet pas à une exigence de style pour susciter l’intéret du lecteur. Ses mots s’effacent devant les situations mises en scène (au contraire de Jauffret pour ne pas le citer). Ce qui ne vaut pas dire qu’il raconte nécéssairement quelque chose de profondément signifiant.
Après Auster et la politique, bon. Lui aussi m’a toujours fait l’effet d’un brave démocrate qui n’embarassait pas trop ses romans de convictions lourdingues. Pour un peu ça me couperai l’envie d’ouvrir son dernier opus. En même temps faut se méfier de l’exercice de l’interview. Aujourd’hui en France, tout auteur de produit culturel américain doit pratiquement préter serment d’antibushisme pour recevoir sa licence d’importation.
Cher Folantin, une nouvelle fois j’admire ta clairvoyance et ton esprit. Je suis tout à fait d’accord avec toi sur la 2e partie (politique et écrivain).
Il est vrai que les journalistes français sont toujours friands de ce genre de déclaration qui n’apporte rien sur le débat de fond d’ailleurs mais bon.
Dans Boborama (inspirée de la rédaction de Télérama), le journaliste raconte très bien comment sont scrupuleusement choisis les artistes américains (francophiles et anti-bush) amenés à être présentés dans le magazine.
Je me rends compte que les convergences politique et littérature passent vraiment une nouvelle vitesse. Le sujet est vraiment en plein coeur de l’actualité et gangrène plus que jamais le roman. Je rajoute mes récentes découvertes dans le billet Politique et littérature.
Concernant le "storytelling" soit l’art de raconter des histoires, à vrai dire il désigne pour moi, si j’en juge parce les récriminations entendues de ci de là à raconter une histoire bien ficelée un peu comme un scénario hollywoodien, avec exposition, rebondissements, climax et dénouement en quelque sorte le tout servi par une galerie de personnages bien identifiés auxquels on va s’attacher ou détester. Bref, tout ce qui me laisse de marbre.
Dans cette catégorie, je citerai Wolfe ou Douglas Kennedy par ex.
Je n’aurais pas mis spontanément Auster…
On va revenir bientôt sur cette histoire de story teller avec un témoignage intéressant. A suivre…
PS : as tu vu Mister jauffret au Bateau livres sur France 5, j’ai manqué cela ! 🙁
Ah ouais, on se fait pas la même idée de l’expression storytelling alors. Je sais pas s’il existe une définition académique, sans doute…
Ce que tu décris pour moi, c’est juste l’idéal type du roman traditionnel, ou l’idée qu’on s’en fait à travers les adaptations ciné de ce type de roman. Des trucs genre docteur jivago (que j’ai pas lu pas vu du reste.
Storytelling ça m’évoquait plus la maman au chevet du lit, les boys scouts au coint du feu, le coté grio du récit : et alors ? et alors ?
Sur ce plan là, tom wolfe j’ai calé assez vite ça le fait pas.. Je serai tenté de regarder le film plutôt, même si le plan séquence de de palma m’a fait vomir mon quatre heures.
Le problème de ces espèces de script c’est que c’est plein de didascalies partout, ça manque de fluidité. Storytelling, ça m’évoque une certaine légèreté du récit, un coté esquisse plutôt que story board… ce qui n’interdit pas les appartés. Bref Kundera stroryteller, Joseph Conrad pas trop
"Sur ce plan là, tom wolfe j’ai calé assez vite ça le fait pas.. Je serai tenté de regarder le film plutôt, même si le plan séquence de de palma m’a fait vomir mon quatre heures."
> oui c’est exactement ce que je me suis dit en le lisant (un coaching mental de tous les instants !) : Ce serait très bien sur grand écran mais on ne m’a pas dit en effet du bien de la version de De Palma… et à l’écrit, une sensation assez indgeste perdure…
J’ai l’impression qu’aujourd’hui les attentes se portent sur ce type de récit, agencé comme un scénario, quitte à en faire des tonnes. Culture et suprématie de l’image oblige j’imagine…
D’ailleurs, beaucoup de romanciers tentent d’écrire maintenant avec des tics cinématographiques quand ils n’ont pas déjà le film de leur roman en tête lorsqu’ils écrivent…
Quand tu écoutes les grands discours des "partisans (pour ne pas dire les hooligans !) de l’histoire avant tout", savoir raconter une histoire ce serait répondre à un certain "cahier des charges" de type "vision du monde-engagement politique-vrais personnages-lieux-décors-souffle…" ce qui tendrait à exclure, si j’ai bien compris, les récits à un seul ou deux personnages ou qui se cantonnerait dans un seul et même lieu par ex…, surtout si ce lieu est parisien…
Je rejoins assez la vision de Dominique Gaultier, le fondateur des éditions du Dilettante et d’Anna Rozen sur ce point, à écouter ici :
buzz.litteraire.free.fr/d…
Toutefois, si Kundera est classé dans la catégorie « storyteller », alors là je dis banco mais j’ai un doute…
les tics cinématographiques dans la litté, c’est aussi vieux que le cinéma je crois. pour ce que je me souviens de la condition humaine, les gros contrastes expressionistes, murnau plus eisenstein, et puis je suis retourné jouer à la game boy(sensation bizarre un soir en matant podium, un bref instant tu te demande à quoi pouvait ressembler le livre – juxtaposition baroque les bronzés nrf… brr)
Ouais pour ces histoires d’histoires et de cahiers des charges, je retrouve ce que raconte Raphaël Meltz sur la fabrication d’un prix goncourt :
"D’abord l’histoire : il faut un héros marquant, auquel le lecteur s’attache. Un orphelin c’est toujours bien. Il faut surtout faire voyager ce héros : pas en banlieue parisienne, non à l’autre bout du monde. Le voyage, c’est très important, ça dépaYse le lecteur qui n’a pas l’impression qu’on lui a volé les quinze euros qu’il a payés. Un voyage, c’est bien, dans le passé c’est encore mieux. Préférer le XIXe siècle, le plus vendeur : ne pas hésiter a plagier quelques grands auteurs de la période, s’ils ont marché ce n’est pas sans raison. L’idéal c’est de raconter l’histoire d’un jeune homme qui part en bateau sur un autre continent (mais attention, savoir arrêter le voyage, car le lecteur aime bien aussi avoir un repère fixe) et qui vit de nombreuses aventures sentimentales. Il faut absolument que le personnage rencontre l’Histoire (pour que le lecteur sente bien que ce qu’on lui raconte, ce n’est pas du chiqué) : s’il peut participer à une guerre, à une révolution, ou rencontrer l’entourage d’un grand homme, c’est l’idéal. "
Etc etc
– Raphaël Meltz, Mallarmé et moi
(ma contribution à la bulle nouvelle génération, j’en lis un par an après ça me donne des gaz)
ah oui aussi, pour faire écho a ce que disait le monsieur avec le mouchoir dans la pochette : est ce que ce type de roman correspond au profil type du roman américain. Citons Naked City à titre de comparaison:
"Le roman américain transcendantal
800 pages chacun, car avec le roman américain on doit pouvoir construire une maison.
Le roman américain est un univers-maison-monde.
Le roman américain est globalo-transcendanto-américain.
Roman monde.
Mais aussi roman histoire.
Tout roman américain parle de l’épopée américaine, depuis Platon jusqu’au 11 septembre and far Beyond.
Epique, polyphonique et post moderne.
Le roman américain est lui même un roman sur le roman américain, voir sur tous les romans américains, et sur l’histoire du roman américain, car les romans américains mis bout à bout forment l’histoire du roman américain et font sens dans ce qu’on appelle la généalogie du roman américain dans leur rapport à l’Histoire ( de l’amérique). ( je rappelle qu’empilé le roman américain est un abri sûr pour la nuit).
Chaque roman américain est un éclairage sur les romans américains qui l’ont précédés, mais avec plus de Watt.
Watt n’est pas un roman américain, mais le roman américain parle souvent de Watt.
A vrai dire, le précurseur du roman américain est l’irlandais dont jamais personne n’a lu le moindre livre, James Joyce.
Le roman américain est roman d’apprentissage. Car on apprend beaucoup en amérique, tout comme l’Amérique apprend du roman américain. C’est le roman d’apprentissage de l’amérique, et de tous les romans américains.
Le roman américain sait embrasser le monde entier d’un trait de plume. De la construction de bateaux à la conquète spatiale, le trayage des vaches, l’organisation d’une chambre froide, du fracas des canonnières dans le Bosphore, le rag time, la chasse à la baleine, et puis je sais pas, la suisse par exemple.
Le roman américain est polyphonique, il y a Joel, ex-hassidique et mathématicien de génie, Judd, jeune Noir américain rebelle et maniaque du jeu et Jennifer: élève précoce et dévergondée habitant Stratford, Desdémone qui élève des vers à soie et vit avec son frère Lefty qui va les vendre sur le marché, Calliope, qui étudie dans une école pour jeunes filles de bonne famille, jusqu’au jour où elle se lie avec l’une d’elles, une « rousse originaire de Grosse Pointe » qu’elle surnomme « L’Objet Obscur », David Strom, un physicien juif allemand émigré aux Etats-Unis pour fuir les persécutions nazies, Jonah un ténor de renommée mondiale, Ruth qui va rejeter les valeurs de sa famille pour adhérer au mouvement de Black Panthers, le capitaine Subzéro, obsédé par la blancheur apocalyptique du Grand Nord et par le destin de Franklin, son alter ego, Henry a eu un frère, John, un avocat froid et méprisant, marié à une Coréenne, Irène, que Henry chérit d’un impossible amour, Joseph Moody qui, après avoir commis un meurtre, a décidé de cacher son visage sous un voile noir, il y a des bébés sauvés des eaux, d’étudiants égocentriques, de vieillard malheureux, de rabbins pernicieux, il y a Un géomètre et un astronome anglais, un Chien Savant Anglais doué de parole, un marin que rien ne réveille, pas même un bain de mer, George Washington, Benjamin Franklin, un homme-castor, les démons de l’amérique et tout ces gens là partent en Pologne réfléchirent sur Auschwitz."
– Naked City, Spoiler
Il me semble qu’on voit tout de suite le problème de Meltz, le ouebe est plein de gens aptes a pondre des petits papiers incisifs sans prendre la peine d’appeler ça de la littérature nouvelle génération.
(d’autant que ça va quand même plus vite de faire des c/c)