Poétubeuse, comme elle s’est auto-baptisée, Solange (de la chaîne « Solange te parle » sur Youtube) détonne dans le paysage youtubesque francophone avec ses vidéos poético-décalées, jouant sur l’absurde, l’imaginaire et la performance vidéaste. En France, nous avions le cinéma d’auteur, Solange alias Ina Mihalache (amatrice du premier, en particulier de Rohmer ou des films d’Amalric avec qui elle a d’ailleurs tourné un court métrage dans sa vie antérieure de jeune actrice) invente le Youtube d’auteur! Avec elle, le quotidien et ses objets ordinaires -du camembert au pot de fleur (cf : son désormais célèbre « abécédaire ») deviennent aventure… métaphysique ! Elle a aussi livré des vidéos plus engagées sur le terrain féministe (« Poils pubiens: indignez vous!« , «Pénis: inclinez vous!», « Pas féminine« ), elle qui s’affirme allergique au « girly » mais aussi aux diktats patriarcaux.
Originaire du Québec, et en France depuis près de 11 ans, la jeune femme, qui vient de fêter ses 30 ans, se distingue aussi par ses textes littéraires. Un des plus beaux exemples reste probablement sa vidéo-hommage étonnante sur Paris (« J’ai couché avec Paris »:
« Paris, ville cadavérique, ville millénaire, vieille ville, je t’étreins. Paris. Ville vétuste. Sale. Puante. Sensuelle. Je t’étreins« , avec une scansion poignante, pas dans son recueil toutefois)
Depuis 2015, elle s’est aussi lancé le défi de rendre compte de ses « rencontres avec des objets culturels » y compris les livres. Et nous a même offert d’insolites « marathons livres »(LIRE À LA FOLIE ! #booktubeathon) sous forme de séances de lectures intenses où elle a enchaîné romans et essais, le tout filmé sous les yeux de ses fidèles abonnés.
En ce début 2016, forte de son succès, elle sort non seulement son film (« Solange et les vivants »), projet de longue haleine mais aussi un livre, recueil écrit de ses textes sur Youtube (qui n’étaient pas écrits à l’origine). Une écriture blanche, pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux, marquée par une précision et une volonté du mot juste, jamais superflu. Un style parfois houellebecquien* (bien qu’elle ne soit pas sensible à sa prose qu’elle trouve trop « naturaliste » et « dans l’actualité »). Malgré un emploi du temps chargé, elle a pris le temps de se remémorer les livres l’ayant accompagné et marqué d’une façon ou d’une autre depuis l’enfance. Elle qui reconnaît ne pas être « fan des histoires » aime, comme dans ses vidéos, les livres s’attardant sur « des détails qui semblent a priori inutiles ». Bienvenue dans la bibliothèque solangienne :
MAJ : Elle publie Autoportrait en Chienne en mars 2018 revenant sur son expérience d’adoption d’une chienne abandonnée, sur leur rapport affectif et émotionnel et sur sa propre évolution et « animalité ».
Pour de nombreux humains, la vie se résume à une longue lutte contre le découragement…
Quel est le livre qui t’a marqué enfant et/ou ado et qui t’a donné le goût de la lecture ?
« La Dame aux Camélias » d’Alexandre Dumas fils, lu à l’âge de 12 ans à l’école.
Victime d’amourettes un peu déçues, j’aimais me projeter dans une certaine époque coquette et romantique, m’évader dans cette histoire d’amour tragique. Je crois que j’ai développé le fantasme de la France à cet âge là à travers les descriptions de ces appartements aristocratiques regorgeant d’antichambres, de boudoirs, de toilettes et de sorties aux bals…
Le livre qui t’a fait comprendre ce que le mot « littérature » veut dire (claque littéraire) ?
« Le ravissement de Lol V Stein » de Marguerite Duras, lu à la petite vingtaine, à Paris. D’abord le prénom est intriguant, ensuite mon amoureux l’avait dans sa bibliothèque. Un matin ça m’a pris et je l’ai lu. J’étais d’autant plus attirée qu’ « Hiroshima mon amour » est mon film fétiche et que j’adore le minimalisme du livre. Je me suis trouvée hantée par ses amours contrariés, sa détresse, ses femmes errantes, mais aussi cette scansion, sa répétition et son découpage. Sa langue à la sensualité éperdue m’a aussi frappée ainsi que sa manière de s’affranchir de l’espace et du temps. Ce livre constitue une expérience littéraire sensorielle et cinématographique.
De façon générale le nouveau roman a été une « claque » pour moi : « Celui qui ne m’accompagnait pas » de Blanchot, Sarraute (son théâtre et son essai « L’usage de la parole » qui m’avait vraiment émue, pour ce que parler veut dire, chaque mot n’est pas utilisé par hasard, un livre profond sur le malentendu, l’incommunicabilité), Robbe-Grillet (la jalousie et le voyeur qui m’ont touchée). Beckett tient aussi une grande place, sa trilogie, moins le théâtre : « L’innommable », « Molloy »…, ça m’a vraiment parlé, sur le thème de la solitude extrême, du vide, du nihilisme. Alors qu’il n’y a rien à faire, comment remplir la vie ? Sans oublier son humour dans le solliloquisme.
« Le nihilisme, me rassure, j’aime sentir la détresse de l’auteur. »
Le livre que tu aimes lire et relire, sans jamais t’en lasser… ?
Le recueil de nouvelles « Un bref instant de romantisme » (« No one belongs here more than you. ») de Miranda July. Je donne souvent ce conseil de lecture quand on me demande. La forme des nouvelles offre un paysage diversifié, dans la lignée de son film « Moi et tous les autres ». C’est une fantaisie aux situations cocasses décalées dont les personnages font des choses inattendues comme un cours de natation en appartement. Elle aborde aussi en filigrane la difficulté des relations, les gens perdus qui ont envie de contact. Je lui trouve une tendresse et une originalité ainsi qu’une personnalité très forte. Elle parvient à établir des contrastes entre des choses non associées, à restituer les petits détails du quotidien, le drame ou l’extrême bonheur dans les détails.
Le livre que tu aimes honteusement
Difficile question… Probablement les livres de développement personnel dont je suis assez friande. Ce doit être mon côté nord américain : j’aime bien les modes d’emploi ! J’ai été intéressée par « Trop intelligent pour être heureux » de Ciaud-Facchin, une psychologue française, sur les adultes surdoués, et qui m’a apporté beaucoup de réconfort. Elle aborde notamment les problèmes d’inadaptation, la dépression, la fatigue chronique, les interactions sociales.
L’auteur dont tu liras toujours tous les livres quoiqu’il advienne… ?
Patrick Modiano : j’en ai lu une quinzaine. C’est un univers dans lequel je peux toujours retourner, tout est toujours intact. C’est une brume rassurante faite d’errance, de personnages un peu perdus… Je trouve une sorte de solidarité dans cette temporalité poétique et cette atmosphère cotonneuse (Modiano a d’ailleurs une fascination pour l’éther qu’il restitue dans ses romans pour créer cette impression flottante). La lecture de Modiano creuse des espaces qui sont comme un immense refuge souterrain tentaculaire que je reconnais à chaque nouveau livre. C’est pas le fond, ce qui est écrit, mais la bulle dans laquelle il te met.
Je l’ai découvert assez récemment finalement, en 2010, après être tombée sur une de ses interviews (vidéo). J’ai été fascinée par son élocution, sa détresse dans le langage, son impossibilité de dire, de nommer.
J’ai commencé son œuvre en choisissant au hasard « L’horizon ». J’ai été charmée et je les ai enchaînés. Maintenant je m’en réserve pour plus tard. Je n’ai jamais lu le premier, « La place de l’étoile », car on m’a dit qu’il y avait des allusions misogynes et j’ai peur d’être déçue.
Parmi mes préférés, je citerai « Accident nocturne » et « Villa triste », dont le décor, la « couleur », les personnages et la configuration m’ont interpellée plus particulièrement.
Dans « Villa triste », l’intrigue se passe dans une maison du Sud de la France et contient une scène d’amour (très rare chez Modiano) entre le personnage principal (personnage de pygmalion, très élégant) et une actrice en devenir (starlette). Ils se cachent, on est en temps de guerre. Je me souviens de ces images d’appartement vide, de grand hôtel déchu, de l’été : une somme de variables qui prend bien, fantasmatiquement ça m’a bien parlé.
Dans « Accident nocturne », j’ai aimé sa restitution de l’état semi-réel dans lequel nous plonge la maladie, la fièvre…
Le livre que tu n’as jamais pu finir… ?
« Le Maître et Marguerite » de Boulgakov. C’était le livre fétiche d’un amoureux, j’avais 15 ans et il m’avait envoyé son exemplaire. Je n’ai pu lire que 12 pages, il a essayé de me le lire mais je m’endormais… C’est un cliché de la littérature russe mais l’histoire du diable, ça ne m’intéresse pas. Une expérience frustrante
Le livre que tu n’as pas encore lu et que tu veux absolument découvrir… ?
« La philosophie dans le boudoir » de Sade que j’ai un peu parcouru. Je souhaite commencer pour le plus emblématique pour rentrer ds son œuvre. Je ne savais pas comment le prendre car son œuvre est un peu fouillis, tentaculaire, labyrinthique.
Le livre que tu recommandes le plus de bouche à oreille…
« Un homme qui dort » de Perec, de plus le film est très beau. Il s’agit d’un étudiant qui décide de ne plus aller en cours, il remet en question chaque geste de son quotidien. C’est assez nihiliste, cela recoupe la thématique de quoi remplir l’existence, la quête de sens, le non sens permanent, l’appel du vide, du néant. Cela touche au coeur de l’existentiel et du philsophique d’être visité par le néant.
Le livre dont tu aurais aimé être le héros/héroïne ?
« Lolita » de Nabokov, dont j’ai adoré, le livre. J’ai souvent été attirée par des hommes plus âgés, le côté road trip m’attire aussi. C’était d’ailleurs l’un de mes premiers pseudos, « nymphette », j’aimais le trouble qui se dégageait et j’avais été touchée par Humbert Humbert, l’absence de repères, la transgression. Je me souviens notamment d’une scène marquante pour moi, lorsque Lolita est prise de fièvre et il en profite. Je l’ai lu à l’âge de 14 ans et le livre a constitué une sorte de rite de passage, celui de la découverte de ma sensualité et du fantasme.
Le jeune auteur contemporain qui te semble incarner la nouvelle génération littéraire en France (et/ou à l’étranger)… ?
Je savonne là… (= Je sèche en québecois :-).
J’ai été très touchée à la radio et très impressionnée par Edouard Louis récemment. On a en commun le fait d’avoir changé notre élocution (Solange a choisi de prendre un accent français au lieu de québecois, ndlr). Je suis aussi intéressée par le fait qu’il vienne d’un milieu ouvrier, et qu’il ait fait Normal sup, le thème du fossé culturel, de l’affranchissement et de l’autodéfinition par la langue et la culture. Le sujet du viol m’intéresse aussi.
J’ai aussi eu un coup de coeur pour « Suicide » et « Autoportrait » de l’écrivain photographe Edouard Levé. Des lecture radicales et « choc ». Le second m’a évoqué une version littéraire des « 50 facts about me » que l’on trouve sur YouTube. Son style qui mêle humour et désespoir ainsi que le principe de rupture sont sources d’émotion et de respect. On ne s’ennuie pas une minute.
Ton livre page-turner : le livre que tu as lu en une nuit, sans pouvoir décrocher… ?
« Journal d’un morphinomane » (anonyme) publié chez Alila. Il s’agit du carnet d’un médecin en Indochine dans lequel il consigne ses doses, d’une façon auto-destructrice. Le style est quasi-télégraphique, c’est une spirale infernale. On peut le lire comme la métaphore de nos mauvaises manies, habitudes contre lesquelles on lutte tous les jours et dont on reste prisonnier.
De façon générale, je suis sensible aux journaux, à l’écriture à la première personne, comme Sylvia Plath quand elle raconte le concret de son quotidien, faire son ménage, se mettre à écrire, comme un mode d’emploi… J’aime les récits de gens qui peinent, ont du mal, ça me rassure. Le récit de la difficulté d’être et d’exister est quelque chose qui me ressource.
Le livre qui t’a fait pleurer… ?
« Jour de souffrance » de Catherine Millet: jJ’aime sa manière de décrire quand elle est enfant, son expérience avec son tuteur de français qui croit en elle. sa manière de raconter qu’elle a le sentiment de savoir pouvoir écrire, prétendre à la littérature, mais que cela ne dépend que d’elle. Elle décrit très bien ce moment charnière dans la vie d’un artiste où se produit la prémonition d’une vocation. Moment aussi fort que terrible car l’on se rend compte que tout ne dépend que de soi y compris l’échec.
Du même auteur, j’ai aussi été fascinée par sa vision de la sexualité dans son précédent et fameux « La vie sexuelle de Catherine M. » où elle découvre, fouille et se compare.
Le livre qui t’a fait rire/redonné le moral (sorti d’une situation difficile) ?
Je citerai Electre de Sophocle (traduction d’Antoine Vittez) une pièce que j’ai eu l’occasion de jouer aux cours Florent. Ce fut un moment difficile, j’ai joué Electre, j’étais beaucoup dans la profération. La scène où Electre règle ses comptes avec sa mère est un moment de pure énergie de vengeance. Je me souviens avoir appris ce texte avec plaisir et colère, ça a canalisé mon mal-être, après mon arrivée en France.
Quels sont tes coups de cœur et/ou recommandations de la rentrée littéraire de janvier 2016 et/ou rentrée de septembre 2015 ?
« Le premier méchant » (« The first bad man »), premier roman de Miranda July. J’y retrouve ce que j’aime chez elle, son originalité et sa sensibilité de « looser magnifique ». Je suis au quart actuellement. Contrairement à son précédent recueil de nouvelles, ce récit est plus « calibré » à l’américaine, très construit, avec des personnages et des situations plus réalistes. On y trouve aussi la question du sado-masochisme.
Un roman Québécois à nous recommander ?
« La petite fille qui aimait trop les allumettes » de Gaétan Soucy, dystopie dans une ferme, à l’atmosphère sombre, mystérieuse un peu lynchéenne, autour des thèmes de changement de sexe et des rapports frère-sœur face au cadavre de leur père qu’ils veulent conserver. Un roman cru, inquiétant, déstabilisant et transgressif. Le sentiment que tout n’est pas dit.
Que penses-tu de Nelly Arcan, également auteur québecoise (Putain, A ciel ouvert…), suicidée en 2009 ?
J’ai beaucoup aimé le premier livre de Nelly Arcan « Putain », le deuxième (« Folle ») un peu moins malgré quelques passages fulgurants sur la condition féminine. J’ai le dernier, « Paradis clés en main », mais je n’ai jamais pu dépasser les premières pages, trop noires. J’étais à Montréal le jour de sa mort. Ça m’a ébranlée. Je pense souvent à elle.
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