D’abord publiée sur le web, BodyWorld, la nouvelle BD de Dash Shaw, existe désormais en tant qu’objet, et un bel objet. L’auteur de Bottomless Belly Button abandonne le huis clos familial pour livrer un véritable trip dans un campus américain en 2060. Drôle, expérimental, hallucinatoire.
Publié dès 2008 sur Internet, le webcomics Bodyworld a conservé son sens de lecture originel pour se muer en un gros et scintillant livre de 384 pages à lire en sens vertical. En reconfigurant le rapport du lecteur à l’objet BD, Dash Shaw installe d’emblée un climat d’étrangeté. Comme sur un écran, nos yeux ne cessent de descendre, pour accompagner la chute flamboyante de Paulie Panther. Débarqué dans la communauté de Boney Borough, ce new yorkais suicidaire se révèle très vite complètement cramé aux drogues. Pour s’oublier, mais aussi parce que c’est son job. Professeur de botanique spécialisé dans le testing de plantes psychotropes, il passe son temps à se défoncer, tout en notant les effets que les substances provoquent sur son organisme. Dans les bois qui entourent le campus du patelin, Mister Panther découvre une curieuse plante multicolore et extraterrestre, aux allures « de cœur ou de bite », suivant qu’on la tient à l’endroit ou à l’envers. Plus étrange encore que son apparence, son effet, télépathique, va bouleverser Boney Borough.
Dash Shaw, dont le précédent roman graphique, Bottomless Belly Button, était un huis clos familial asphyxiant de 700 pages, ouvre ici les portes de la perception. Véritable comics « trip », Body World se propose de consigner, comme son héros au crâne semi-rasé, mais à un niveau étendu, toutes les humeurs et sensations ressenties par la population d’une communauté étudiante d’apparence sage et propre sur elle. Relégué dans un motel crasseux de la périphérie, avec putes et drugstore pas loin, Panther est à son aise. Ce personnage borderline de gourou punk et junkie est un peu la version gonzo de l’ange joué par Terrence Stamp dans le Théorème de Pasolini : offrant ses services (des joints) à tous ceux qu’il rencontre, sans distinction d’âge ou de sexe, il révèle en chacun une part enfouie, dans une sorte de partouze télépathique moins sexuelle que psychédélique.
Avec un art virevoltant de la construction graphique, Shaw joue sur les effets de superpositions, grâce à des décalques, des découpages colorés, ou en insérant des explosions de peinture abstraites sur ses personnages maladroitement dessinés à l’encre. Tenu d’une main de maître, le récit conserve, jusqu’au bout et malgré ces délires expérimentaux, une impressionnante tenue narrative : jalonné de multiples cartes (plan du campus), modes d’emploi (règles du « Déball », un sport imaginaire), onomatopées chirurgicales ( « pluie qui tombe sur les cendres ») ou didascalies, l’auteur travaille l’espace et les mouvements en maniaque du détail, nous guidant avec la fiabilité d’un GPS et l’humour en bandoulière, dans le cerveau malade d’une Amérique aseptisée, frustrée et repliée sur elle même.
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