Camus et Sartre sont souvent dépeints comme les deux rivaux de l’après 45 même s’ils ont commencé par être amis s’admirant mutuellement en 1943, ce qui est parfois oublié. C’est en 1951 lors de la parution de L’Homme révolté que la rupture entre les deux écrivains est consommée. La violente et profonde critique du totalitarisme, en particulier soviétique qu’il contient choque l’épigone du communisme qu’est Sartre -dominant dans les cercles intellectuels français-. Sartre finira par lui écrire: « Mon cher Camus, notre amitié n’était pas facile, mais je la regretterai. »
Si après Mai 68, Camus, sans formation prestigieuse, passait pour un non-philosophe et un écrivain secondaire selon Agnès Spiquel, ancienne professeure de littérature française et présidente de la Société des études camusiennes (de 2004 à janvier 2020). Dans les années 90, le vent tourne et les idéologies soutenues par Sartre tombent en désuétude voire dans le discrédit. De son côté Camus, suite à la publication de son récit autobiographique Le Premier Homme, change d’image en faisant oublier celle de l’opposant à l’indépendance algérienne qui le désservait. La consécration intervient lors des années 2000, avec son entrée à La Pléiade et le cinquantième anniversaire de sa mort.
Mais qu’en est-il de leur héritage littéraire et de leur influence intellectuelle ?
L’oeuvre de Camus a toujours dominé celle de Sartre côté ventes en librairie même lorsqu’il passait pour un paria intellectuel. Et pour cause la superstar qu’est L’Étranger est le deuxième roman français le plus vendu de l’Histoire, après Le Petit Prince (1943) d’Antoine de Saint-Exupéry ! Il compte pas moins de 12 millions d’exemplaires écoulés depuis sa sortie et une moyenne de 160 000 exemplaires par an. Historiquement, La Peste a été son premier grand succès d’édition. Le développement du livre de poche, au tournant des années 1960, lui donne une nouvelle impulsion et il s’impose alors très largement.
Les ventes fluctuent toutefois beaucoup selon les programmes scolaires et universitaires. On recense 75 traductions de L’Étranger, 59 de La Peste et 55 de Caligula. Quant aux représentations des pièces, on dénombre 194 dans le monde pour Caligula, 123 pour Le Malentendu et 87 pour Les Justes.
On est loin dans tous les cas des scores de la bibliographie sartrienne: Les Mains sales, Huis clos et Les Mots atteignant chacun entre 2 et 4 millions de ventes, selon des chiffres de Gallimard.
Rayonnement culturel & Soft Power camusien
Les deux auteurs ont décroché une place dans le canon international mais Camus l’emporte, surtout son théâtre qui est joué jusqu’au Tadjikistan et au Bangladesh selon XXe. Dans le milieu universitaire américain, où ils sont tous deux très lus, ils sont vus comme complémentaires.
Mais à mesure que les jours passaient, on se mit à craindre que ce malheur n’eût véritablement pas de fin et, du même coup, la cessation de l’épidémie devint l’objet de toutes les espérances. (Albert Camus, La peste , 1947)
A l’heure de la pandémie coronavirus, la « camusmania », avec en tête La Peste, qualifiée de « bible » du covid 19 est relancée de plus bel, aussi bien en France qu’en Chine ou en Iran et dans le monde entier.
Selon les chiffres d’Edistat, les ventes de ce classique français a été multiplié par quatre entre la quatrième semaine de 2019 et celle de 2020* ! On trouve divers articles dans la presse anglosaxonne tel le britannique The Guardian qui nous apprend qu’en février 2019, 226 exemplaire de la Peste (« The Plague » en anglais) avaient été vendue au Royaume Uni et que le mois dernier, en février 2020, ce chiffre était à 371. Mais depuis la mi mars 2020, un pic à 2156 ventes s’est produit, avec un score de 1504 en une semaine uniquement, via essentiellement la commande auprès de libraires indépendants car Amazon est en rupture! Le New York Times y consacre aussi une longue analyse signée d’Alain de Botton, le célèbre auteur de “The School of Life.”
Le livre est notamment prisé pour ses multiples niveaux de lecture. En effet, l’épidémie que Camus imagine à Oran, renferme plusieurs sens symboliques, à commencer dans le contexte de l’immédiat après-guerre, celui de la résistance européenne contre le nazisme comme Camus l’écrivit à Roland Barthes en 1955.
« Camus a utilisé une allégorie pour parler du mal, de tout ce qui nous oppresse contre lequel nous devons lutter. Ce recours à l’allégorie fait qu’un lecteur de 2020 peut se retrouver et y projeter le coronavirus», analyse Anne Prouteau présidente actuelle de la Société des études camusiennes et maîtresse de conférences en littérature française à l’UCO.
« Le point commun de ces succès, c’est que Camus est perçu comme l’homme de la démocratisation, qui est une question contemporaine cruciale. C’est ce qui explique son succès actuel en Chine ou en Iran, comme il l’expliquait quand sa réception a explosé en Allemagne, en Italie et au Japon juste après la Seconde Guerre mondiale. » selon Spiquel.
Il n’en reste pas moins que si Sartre le romancier est aujourd’hui plus dans l’ombre, il est davantage plébiscité comme philosophe que son confrère. Aux États-Unis par exemple, l’existentialisme est le cours le plus demandé en Californie comme sur la côte Est. Ce terme placé dans un intitulé fait un carton auprès des étudiants, selon François Noudelmann, professeur de lettres françaises à l’université NYU à New York et philosophe.
* A noter qu’un autre roman s’est retrouvé propulser en tête des ventes, il s’agit du Hussard sur le toit de Jean Giono qui traite aussi d’une épidémie, celle du choléra qui ravage la Provence vers 1830, et les croisades révolutionnaires des carbonari piémontais.
1 Commentaire
L’incipit de La Peste me rappelle l’intrusion de la Covid dans notre monde contemporain. Les doutes de Rieux , suscités par la vue du premier rat, doublées du refus catégorique d’admettre cette simple réalité du Concierge ressemblent à un vrai scénario dont l’issue présageait une fin tragique; le crime de millions d’humains.