Avec Celle que vous croyez, paru à la rentrée littéraire de janvier 2016,Camille Laurens frappe fort et poursuit son exploration des rapports amoureux à l’heure d’Internet, débuté avec le très bon « Romance nerveuse » (2010) dont il pourrait être le tome 2. Dans « Ni toi ni moi » (2011), elle retranscrivait déjà une relation basée sur une correspondance électronique. L’auteur âgée de 58 ans continue de tisser ses motifs de « bad romance » où des femmes mûres, vieillissantes, sont malmenées par leur attirance pour leurs cadets trentenaires goujats et glandeurs, incapables de leur donner l’attention et l’amour qu’elles recherchent désespérément. Ici Camille Laurens explore plus frontalement l’image de la femme mûre dont le désir est socialement et culturellement problématique, s’affichant comme un Houellebecq au féminin. Elle livre au passage une réflexion intéressante sur le désir amoureux qu’elle associe à l’écriture et à la fiction, au travers d’un dispositif narratif original où Internet devient la scène où les amants jouent avec leur imaginaire et leur identité jusqu’à s’y perdre…
Avec un principe de roman gigogne à voix multiples, Camille Laurens nous fait entendre la voix de Claire, divorcée de près de 50 ans, respectable universitaire agrégée, esseulée et assoifée d’amour, soignée en hôpital psychiatrique suite à une douloureuse rupture amoureuse. C’est l’histoire de cette relation, qui prend son origine sur Facebook que l’on écoute alors qu’elle la confie à son psy. Du moins une première version. La suite du livre composée de plusieurs parties/séquences révèlera d’autres alternatives à cette première « trame » amoureuse, sous d’autres points de vue ou perspectives, mélangeant réel, virtuel et fiction. Mais comme le démontre l’auteur, les trois sont de toute façon toujours interconnectés dans toute histoire d’amour…
Car cette thèse qui sous-tend tout ce roman à l’intrigue qui sait tenir en haleine le lecteur tout en
offrant une réflexion riche sur la féminité, le désir à tout âge (voir article sur l’indésirabilité de la femme de plus de 40 ans et l’image de la cougar dans le roman de Laurens et la fiction en général), la solitude, la misère affective et sexuelle (côté féminin), la quête amoureuse et la dynamique -parfois cruelle- des jeux de séduction et de manipulation.
Désir et fiction: les moteurs de la séduction
Qu’est-ce que le désir amoureux ? Qu’est-ce que tomber amoureux de quelqu’un ? Des questions centrales, en apparence banales, mièvres peut-être, ou rebattues, mais qui sous la plume de Laurens prennent une nouvelle dimension, en particulier à l’heure d’Internet qui redessine nos identités ou du moins leur ajoute une facette supplémentaire, comme une sorte de réalité augmentée tout aussi grisante qu’aliénante.
Evidemment le sujet n’est pas neuf : les sites de rencontre, Facebook, les téléphones portables, ont déjà fait leur apparition dans bon nombre de romans contemporains, à commencer par Fake de Minghini qui est peut-être l’un des plus réussis sur les dédales et miroirs aux alouettes virtuels (sites de rencontre notamment) où se perdent les âmes en quête de l’autre. Mais ce que nous raconte Laurens est un peu différent. Nina Bouraoui avait aussi décrit avec justesse, dans « Appelez-moi par mon prénom », cette nouvelle séduction amoureuse amoureuse à distance, filtrée par le média Internet, décuplant la dimension fantasmatique à l’autre, sous un angle positif toutefois.C’était quoi l’amour ? C’est quoi sinon l’envie de retrouver toujours un certain corps, et le récit qu’on s’en fait ?
Même si Laurens reprend certains « classiques » (à commencer par la figure du « fake »), elle dépasse la dénonciation traditionnelle des pièges du virtuel pour développer une métaphore sur la création d’une fiction et celle d’une histoire amoureuse, avec une certaine empathie pour la manipulatrice qui s’avère tout autant victime.
Outre le thème de l’obsession passionnelle (et de l’attente ou de la traque/filature de l’autre dans tout son pathétisme -voir extrait– aux accents de « Passion simple » d’Ernaux), elle rapproche habilement le désir de l’autre au désir d’écriture d’un livre. Car nous dit l’auteur de « L’amour, roman » (précédent opus au titre évocateur), tomber amoureux de quelqu’un fait appel au même mécanisme: celui de se raconter une histoire sur l’être aimé, fantasmé par toutes nos projections intérieures, notre (re)construction interne et subjective de son identité, parfois bien éloignée de ce qu’il est vraiment, de sa « vérité »…
Mais tout le monde n’est pas prêt à la vérité. Les gens s’en foutent, de la vérité. Ce qu’ils comptent c’est ce qu’il croit.
La vérité, ils écrivent par-dessus. Ils la font disparaître à force de fictions, de récits.
Ils vivent de ça, de ce qu’ils se racontent. Leur vie est un palimpseste.
Ainsi la réalité ne représente finalement qu’une petite partie émergée de l’iceberg de nos sentiments et attirance.
Le reste n’est que production de notre imaginaire.
L’amour c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un (citant Antonioni). Etre aimée c’est devenir une héroïne. L’amour c’est un roman que quelqu’un écrit sur vous. Et réciproquement. Je vivais dans son imagination, je me sentais vivante dans sa tête. Et il occupait mes pensées.
Et sans cette « fiction » pas de désir et vice et versa ; les deux se nourrissant mutuellement.
Ainsi Internet, vaste scène propice aux jeux de rôle, réservoir de potentiels et de simulations, n’est qu’une caisse de résonance, un amplificateur de ce processus naturel, qui le pousse au delà de toutes limites… extrêmes et dangereuses comme en fait l’expérience l’auteur. Car aux limites du virtuel et des mots qu’ils alimentent, elle se heurte à l’impossibilité physique et charnelle dont elle se languit et qui pour elle surpasse le langage verbal :
J’embrasse un rêve de récit, le baiser me raconte toujours des histoires. Ce sont les plus belles, celles qu’inventent en silence les baisers : enfin on n’a plus besoin de mots pour être aimée.
Jeux de séduction, Jeux de rôles et Illusions
Le titre du livre fait d’ailleurs directement référence à ce jeu d’identités multiples, de faux semblants, d’illusions et de simulacres. Il s’articule bien en effet sur cette question de l’identité et en particulier de l’âge avec la tentative (vaine) de le transcender tant que l’autre y croit…, tant que l’autre croit à la fiction que l’on crée avec sa complicité. Internet, via Facebook ici, devient la baguette magique avec laquelle on s’offre une cure de jouvence, comme Cendrillon voit ses haillons se métamorphoser en robe somptueuse de bal ou Ariel la petite sirène se voit parer d’une paire de jambes humaines… Jusqu’à ce que la réalité ou les douze coups de minuit retentissent et que l’illusion s’évanouisse…
Laurens montre comment les amants se façonnent, se réinventent pour se plaire et se séduire. Comment l’on crée et l’on joue le personnage qui correspond pas seulement à la « meilleure version de soi-même » comme on l’entend souvent désormais, mais à l’idéal de l’autre jusqu’à se nier soi-même et créer son/sa pire rival(e) (« celui qui n’existe pas » comme le réalise amèrement la narratrice).
« J’avais joué à la fiction, elle venait de me revenir en boomerang (…) Il avait repris la main, refusant d’être ma créature. »
Laurens décrit très bien ce processus de modelage, à travers les mots, le discours, que sa narratrice femme de lettres, manie avec virtuosité. Sa façon notamment de se couler dans les mots de l’autre, de reprendre ses tics de langage ou de jouer avec les emojis, le web-langage dont elle doit apprendre à maîtriser les codes pour combler le fossé générationnel. Une contrefaçon méthodique et méticuleuse presque machiavélique, dont le lecteur se voit dévoiler tous ses secrets de fabrication de tacticienne et calculatrice aussi brillante qu’effrayante.
J’entendais en lui ce que je devais jouer, je devenais son idéal, son alter ego, son rêve de femme… C’était mon être qui se modelait peut à peu, qui se recomposait par amour…
Ce thème de la fiction nourrissant le désir fait écho à l’intéressant essai The Storytelling Animal: How Stories Make Us Human (« L’animal conteur d’histoires : Comment les histoires font de nous des humains ») de Jonathan Gottschall, un professeur de littérature américain dans lequel il démontre comment le cerveau humain est typiquement structuré pour fonctionner à l’aide d’histoires qui sont au fondement même de notre identité humaine et de notre organisation.
L’auteur mante religieuse, araignée, tisse ainsi patiemment sa toile pour prendre au piège sa proie (elle dit d’ailleurs que sur la toile, « tantôt on est l’araignée, tantôt le moucheron« ), son amant naïf et papillonnant, naïf et frondeur, volontiers exhib’ et se laissant flatter la panse avec plaisir.
Elle aborde aussi en filigrane le thème des relations toxiques dans lesquelles ses (anti) héroïnes semblent aimer s’abîmer (masochistement ?) et de leur attraction fatale pour les pervers narcissiques (déjà le cas dans « Romance nerveuse » ; Jo et Chris semblant être des avatars du personnage de paparazzi).
Sur ce plan là, toutefois il est dommage, à nouveau, qu’à aucun moment la narratrice ne remette en question ses choix de partenaire (ainsi que sa propre préférence pour des hommes plus jeunes, ce qu’elle reproche paradoxalement aux hommes sur une air de faites-ce-que-je-dis-et-pas-ce-que-je-fais…) et préfère se livrer à des généralités sur la gente masculine caricaturales, cela amoindrit quelque peu son propos (même si derrière l’outrance on trouve malgré tout certaines vérités qu’on entend pas toujours assez…).
La rencontre amoureuse et son champ des possibles
La composition littéraire, reflétant le propos, est intéressante et innovante alors qu’elle joue avec les formes littéraires qu’elle entrecroise : confidences/confessions chez le psy, déposition au tribunal
et surtout le cahier produit lors de l’atelier d’écriture qui rajoute une couche de fiction pure, pièce de théâtre (Marivaux) dans le livre, ou encore la voix de l’auteur via la lettre à son éditeur et l’analyse par mise en abyme de son art d’écrire, ajoutant un niveau méta-fictif (même si on pourra aussi lui rapprocher un côté « je me regarde écrire » ce qui n’enlève rien à leur intérêt).
Un peu comme Jauffret a pu le faire (cf Clémence Picot, Histoire d’amour), elle rebat sans cesse les cartes de sa fiction amoureuse, avec des si et des mais, pour redessiner ses contours, ses options, ses issues, avec une ou plusieurs variantes, spéculant sur tous ses possibles, fusionnant réalité et fantasmes.
Elle ajoute enfin un ultime niveau fait de diverses références à d’autres livres ou films, ce qui peut avoir tendance à alourdir les récits, même si elles s’avèrent toujours pertinentes.
Elle écrit ainsi le roman qu’une Chloé Delaume (en forme), qui s’est toujours auto-proclamée « personnage de fiction », aurait pu faire aussi, brodant sur les mêmes thèmes du rapport entre fiction et réalité et la folie autour du lieu de l’hôpital psychiatrique. Laurens évoque plutôt comme source d’inspiration Les faux monnayeurs de Gide et le cinéaste japonais Kurosawa. Un dispositif littéraire qui entretient aussi au passage une forme de suspens (à noter que Laurens a d’ailleurs commencé par écrire des polars, genre qu’elle affectionne.)
Un jeu cruel et tragique donc mais que Laurens parsème de touches d’ironie, d’humour sardonique désabusé ou de cynisme, comme les fameuses « blagues » que son personnage aime à raconter à l’occasion (et auquel le roman a souvent été réduit malheureusement durant sa promo médiatique !). Il n’en reste pas moins qu’elles ne manquent pas de piquant. Elle s’avère aussi douée pour restituer les propos misogynes ou goujats de ses partenaires ou de son ex-mari comme le délectable morceau de mauvaise foi et d’égocentrisme qui conclut le roman. Laurens parvient à mêler également, avec plus ou moins de succès, une langue littéraire faite d’images élaborées qui interpellent avec des traits d’oralité voire de vulgarité (certaines facilités un peu plates à regretter parfois toutefois).
On saluera aussi la structure du roman avec une intrigue amoureuse parfaitement calibrée et équilibrée s’avérant une revisite moderne réussi des Liaisons dangereuses qu’elle cite d’ailleurs à deux reprises (son personnage s’identifiant à la fois à Merteuil et Tourvel, « manipulatrice et victime, celle qui meurt et celle qui tue. »). L’auteur sait captiver le lecteur au travers des stratégies, ruses, mensonges et autres arrangements avec la réalité que sa narratrice, à la psyché complexe et jamais à court d’imagination !, tisse sans relâche. Fascinant et brillant ! [Alexandra Galakof]
A propos de l’adaptation ciné en 2019 de Celle que vous croyez par Safy Nebbou:
Le réalisateur Safy Nebbou rapproche l’intrigue des liaisons dangereuses : « L’expression de « liaisons dangereuses » est bien choisie puisque Claire est professeur de littérature comparée à l’université. Comment ne pas penser au texte de Laclos lorsque l’on décortique les jeux de pouvoir et de manipulation qui sont de mise aujourd’hui sur les réseaux sociaux ? Sous couvert du virtuel, il est aisé de s’inventer une nouvelle identité et une nouvelle vie : celle que l’on aimerait vivre… Les réseaux sociaux offrent d’infinies possibilités pour favoriser, entretenir et attiser de multiples formes de « liaisons dangereuses ». Il est probable que ces nouvelles technologies feront aussi émerger de nouvelles pathologies. »
Pour symboliser les jeux de faux semblants et d’illusions dans lesquels se perdent les protagonistes, le réalisateur a recouru aux effets de miroirs et de reflets, avec une mise en scène très visuelle avec de nombreux plans sur les vitres, miroirs ou écrans. « On est dans le symbole, le ludique et la métaphore, tout le temps. L’écran d’ordinateur, par exemple, permet à la fois de nous mettre face à nous-mêmes (il reflète notre propre image) et de masquer le réel (en nous plongeant dans le virtuel). Le film joue de cet effet miroir. Par ailleurs, un va et vient constant s’opère dans le récit entre le monde réel de Claire et la dimension virtuelle de son avatar. Nous avons travaillé dans ce sens (…) en cherchant des similitudes et des correspondances, aussi bien au niveau des images, que de la lumière ou des rythmes. C’est ainsi que des icônes ou des écrans se répondent en permanence. »
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En complément, on s’amusera de la chronique « anonyme » réalisée par Emmanuelle Richard du roman dans son propre roman Désintégration sur « Celle que vous croyez ». Manifestement, il semble qu’elle soit passée à côté du vrai sujet du livre et nous livre une critique primaire « anti-cougar » dans la digne tradition patriarcale et misogyne… :
Critique de “Celle que vous croyez” de Camille Laurens par Emmanuelle Richard (dans Désintégration)
“Ce livre qu’on nous vendait comme un grand texte féministe, j’avais l’impression de rêver. Ce texte dans lequel une femme de plus de 65 ans se victimisait après avoir mis en place une tactique d’espionnage abject, stratagème écoeurant de manipulation en vue de garder un oeil sur son amant beaucoup plus jeune qu’elle, amant qui finissait par lui préférer une partenaire plus proche en âge. Comme si la question de la très grande différence d’age n’était pas problématique en soi pour le partenaire le plus jeune, quel que soit son sexe ; plus engageante et portant plus à conséquence, quelle que soit la nature de la relation. Comme si tout était question de misogynie, comme si tout relevait de la domination masculine et de la structure phallocrate systémique. Fallait pas charrier non plus. Le mec était juste plus ému par une fille plus proche de lui en âge, moins calculatrice et plus primesautière, si c’était son goût c’était son droit, non ? Relève la tête plutôt et travaille, va faire un meilleur livre et arrête de nous bassiner avec ta petite soupe publicitaire éhontée, tu te fous du monde.”