Avec Chéri, Colette écrit l’un de ses peut-être plus célèbres et sulfureux romans en 1912 (publié en 1920) alors qu’elle traverse la quarantaine, et vivra elle-même une liaison avec son jeune beau-fils Bertrand de Jouvenel. Chéri est un violent drame en trois actes sur le désir et la cruauté de la séduction mais aussi et surtout la difficulté de renoncer à séduire, à voir sa beauté se faner en particulier lorsque l’on est femme (double critère/double standard oblige !). Une œuvre tissée, brodée même au fil de soie et de brocard, lentement et âprement, avec une précision chirurgicale, diaboliquement orchestrée, dans le moindre de ses volte-faces, jusqu’à sa chute finale qui n’épargne rien aux femmes. Elle invente ici sa Madame de Merteuil, dans un genre pas aussi diabolique, mais avec qui son héroïne partage le goût de la manipulation et du jeu, quitte à y laisser des plumes… et ses précieuses perles au passage ! En 2009, Stephen Frears, déjà réalisateur louangé des Liaisons dangereuses, a de nouveau été conquis par le personnage féminin ambivalent et magnétique de Léa (incarnée par Michelle Pfeiffer) qu’il adapte en film (voir ci-dessous).
La « femme d’âge mûr » peut-elle, à l’image de son alter-ego masculin, encore séduire et avoir des amants, y compris, ô sacrilège, plus jeunes qu’elle ? Telle est la question lancinante qui hante Chéri bien avant que les Américains lancent leurs concepts misogynes de « Cougar » ou de « MILF » (« Mother I’d like to fuck »). Le dernier roman de Camille Laurens « Celle que vous croyez » avec également pour héroïne une femme de 50 ans, femme déchue, qui gagne comme « super pouvoir » celui de devenir invisible aux yeux des hommes, pourrait ainsi lui faire écho. Presque un siècle plus tard, dans un registre différent, il semble que les deux écrivains soient tout aussi pessimistes sur le potentiel de séduction de la femme quinqua. Sagan explorait elle, dans Aimez-vous Brahms ?, la vie amoureuse d’une femme après 40 ans, alors que sa jeunesse est derrière elle.
Mis en scène dans les milieux frelatés, interlopes des cocottes de la Belle époque, « Chéri » exhale un parfum de décadence et du malaise d’une génération perdue.
Un palais de dentelles et de perles : l’univers féminissime de Léa
Dés le premier chapitre le ton est donné avec le décor outrancier de la chambre à coucher de Léa :
un style rococo que Colette se plaît à décrire avec force de détails, tout de dentelles, de soie et de colliers de perle, mi-boudoir rose bonbon, mi-palais des mille et une nuits. Véritable temple dédié à la sensualité. Sa pièce maîtresse: un grand lit en cuivre et fer forgé brillant « comme une armure », « cuirassé de métal », « indestructible », un champ lexical de forteresse militaire comme pour la protéger. Mais aussi un lit avec un « talus d’oreillers luxueux , la nature n’étant jamais loin chez Colette on le sait. Au fil des pages, l’imagerie autour de ce lit transcendé, tour à tour conquérant, refuge sensuel ou bijou étincelant, diabolique et quasi fantastique, symbole de l’union des deux amants, va évoluer subtilement pour refléter l’évolution de leur relation ou leurs sentiments.
Lors de leur dernière nuit fatale, la chambre se pare d’une ambiance aphrodisiaque au goût fruité et amer que Colette qualifie de « mystérieuse et colorée comme l’intérieur d’une pastèque ».
C’est ici que se prélasse et s’ébat Léa, scandaleuse bourgeoise parisienne qui mène une vie de plaisirs partagée entre ses amants, ses voyages, ses manucures, ses modistes et ses parties de poker mondaines arrosées d’eau-de-vie, à Neuilly ou Montmorency, dans les villas cossues ou les parcs florissants de ses amies de la banlieue chic parisienne, matrones toutes aussi « parasites », dont elle brosse au passage un portrait au vitriole.
De la vie passée de Léa, de son identité on ne sait pas grand-chose, on devine, on spécule.
Une « courtisane bien rentée », une « cocotte » des années 20, une séductrice à la beauté encore voluptueuse malgré sa fin de quarantaine qu’elle tente de cacher, une hédoniste, une joueuse malicieuse, une femme hors des conventions sociales, libre et libérée, du moins en apparence (elle s’avérera ne l’être finalement pas tant que cela…). Car Léa est aussi et peut-être surtout, sous ses froufrous et ses sourires narquois, une femme terrorisée de vieillir et de ne plus plaire, ayant toute sa vie vécu -et existé à travers- ses charmes. Tragédie intemporelle, cette fois-ci racontée par une femme. Une femme condamnée à n’être qu’un « reflet dans un œil d’homme » en somme, comme le titre de l’essai de Nancy Huston…
Chéri, ravissant homme objet/ jouet de 19 ans transformé en gravure d’art
Dés les premières lignes, premières pages, le style inimitable de Colette pour dépeindre ses personnages se retrouve avec plaisir. Colette déploie tout son art pictural expressionniste et son imaginaire pastoral et animalier, tour à tour cocasse, profond, espiègle, pour livrer des portraits, esquisses et études détaillées de l’objet de son affection/passion, ledit Chéri alias son « nourrisson méchant » !
Elle ne manque pas une occasion pour s’attarder sur ses attitudes, postures, insolentes et nonchalantes de dandy blasé (« il gisait au fond d’un rocking ») qui la ravissent autant qu’elles l’émerveillent, tel un modèle que le peintre s’efforce de peindre encore et toujours et semble ne jamais épuiser les mille et un détails de ses yeux, la « frange sombre des cils », « les cils brillants, comme mouillés, rabattus sur la joue… », « la lèvre supérieure, rasée du matin, bleuissante », son « cheveu bleuté comme un plumage de merle », les contrastes, les ombres, la texture, la géométrie et la symétrie de ce visage parfait de « demi-dieu » , ses moues boudeuses, « l’arc délicieux de la lèvre supérieure, éclairé par en dessous, retenait à ses sommets deux points de lumière argenté », ses doigts qui «tombent comme des fleurs lasses», son front qu’il secoue « comme un petit bélier », « une figure ailée, planante et dormante dans l’air », « une belle crapule » « ses pieds ailés et muets ».
Elle excelle dans l’art de saisir les moindres nuances et mélanger les teintes, comme la couleur de ses yeux, brune et rousse, ou celle de Léa décrite comme « un bleu frais habilement bistré »
A la fin, lors de leurs retrouvailles, elle décrit encore en ces termes magnifiquement solaires l’effet que Léa ressent alors que Chéri se penche vers elle : « Elle battit des paupières, éblouie par l’approche du visage éclatant qui descendait sur elle… »
Sans même le voir, en son absence, elle le fait revivre à travers des réminiscences et des visions où le miroir sert d’instrument divinatoire: « Tout à l’heure dans l’autre miroir, un cadre d’or lourd sertirait sur un fond rose ensoleillé, son image nue ou drapée d’une soierie lâche, sa fastueuse image de beau jeune homme aimé, heureux, choyé qui joue avec les colliers et les bagues de sa maîtresse… »
Un plaisir purement esthétique
Elle ne cesse d’admirer et de contempler la physionomie de son amant telle une œuvre d’art vivante, une statue gréco-romaine dont elle devient le Pygmalion. Elle joue ainsi au cinéaste qui ne se lasse jamais de plans rapprochés sur son acteur égérie, captivé par sa perfection artistique naturelle. Un peintre fou amoureux, presque vorace de son modèle. Ce faisant, elle introduit un inversement intéressant des rôles traditionnels homme-femme, où le jeune-homme fait figure de lolita (les termes pour le décrire sont d’ailleurs souvent très connotés d’une volupté/sensualité toute féminine) dans les yeux de son aînée autant prédatrice que maternelle (un mélange à la fois étonnant et dérangeant).
Entre mère et amante : une relation transgressive
Cougar et lionceau, version années folles!
L’écart générationnel entre les deux protagonistes génère évidemment le trouble d’une relation où l’autre pourrait être le parent. Colette joue à loisir sur cette transgression, cette drôle de relation dérangeante de mère amante, où le charnel se mêle au nourricier : « elle (…) tapotait le jeune corps, (…) avec un plaisir irrévérencieux de nourrice »
Elle sème en toute occasion des allusions à ce rapport particulier, renforçant ainsi l’ambiguïté hors norme de leurs rapports (peut-être pour tenter de placer malgré tout une certaine distance entre eux et ne pas faire se faire d’illusions, ce à quoi elle finira pourtant par succomber malgré elle) : « elle secouait la tête en riant tout bas, comme fait une mère dont le fils a découché pour la première fois… » (drôle d’indulgence au passage pour cette mère qui ne montre aucune solidarité féminine, et prend pour « norme » amusante que son fils trompe son épouse, comme si tout cela était normal qu’un mari ne soit pas fidèle, pendant que sa femme l’attend sagement au domicile…)
C’est encore le surnom de « Nounoune » donné par le « petit » (remontant d’ailleurs à son enfance) qui rajoute au malaise de cette confusion/transgression presque incestueuse -tout du moins symboliquement- entre les deux, en particulier lorsqu’elle évoque ce nom « qu’il lui jetait du fond de sa plaisir comme un appel au secours ». De même l’insistance constante, quasi perverse, sur la jeunesse du garçon, majeur toutefois (19 ans), constamment dénommé « enfant », « petit » ou même « nourrisson ». Un fossé parfois générationnel entre les deux comme lorsqu’elle constate que « Chéri et elle ne parlaient pas la même langue ».
On note encore la répétition omniprésente du terme ‘enfant » pour désigner tant Chéri que sa future jeune femme Edmée ou encore les « c’est de votre âge », « Place à la jeunesse, place à la jeunesse ! » pour bien marquer la frontière entre les deux mondes, celui des « vieilles rombières » sans avenir et de l’autre les deux jeunes tourtereaux. Deux mondes qui s’ils se croisent ne pourront rester unis bien longtemps.
« elle souffrira comme une amoureuse et non comme une maman dévoyée. Tu lui parleras en maître, mais pas en gigolo capricieux… »
« Va chercher ta jeunesse, elle n’est qu’écornée par les dames mûres… »
Houppette et colliers de perles : Léa, la cocotte coquette
De son côté Léa ne lésine pas sur les moyens pour séduire son jeune amant. Colette nous plonge ainsi avec volupté dans l’intimité de sa salle de bain ou de sa coiffeuse (sacrilège pourtant pour elle qui écrivait dans La maison de Claudine qu’ « Une femme surprise à sa coiffure fuit comme si elle était nue »!). Le détail de ses rituels de beauté cosmétiques (ce que les youtubeuses modernes renommeraient « morning routine » n’est-ce pas?!) ajoute encore à la sensualité du personnage, quitte à verser dans la caricature, mais tellement réjouissant par l’aspect désuet d’un autre âge : « baignée, frottée d’alcool parfumé au santal, coiffée -au fer à friser », chaussée »
« Toute nue et teintée de rose brique par les reflets de sa salle de bain pompéienne, elle vaporisait sur elle son parfum de santal, et dépliait avec un plaisir inconscient une longue chemise de soie. »
Et surtout sa précieuse poudre qui ne la quitte jamais et dont elle ne manque jamais de retoucher, et sa voilette ! Tout un arsenal qui fait d’elle une femme fatale, mais aussi fragile (les deux allant souvent de pair aussi paradoxal que cela puisse paraître!). Car sans ses artifices, Léa craint le regard des autres sur sa beauté dont l’effondrement se révèle avec cruauté dans la pleine lumière du jour :
« Il voulut riposter, brava la belle figure un peu meurtrie sous la poudre… »
« Onze heures, Rose. Et ma figure qui n’est pas faite ! »
Sur une note plus légère, on s’amuse aussi de ses réflexions désuètes et de ses « principes » sur la féminité et l’art de plaire, s’offusquant tout en en s’en amusant des manières indélicates de la mère Peloux : « Ces abandons de l’après-midi l’écœuraient. Jamais son jeune amant ne l’avait surprise défaite, ni le corsage ouvert, ni en pantoufles dans le jour. « Nue, si on veut », disait-elle, « mais pas dépoitraillée »
Une femme hédoniste, amoureuse des plaisirs de la vie et de la nature
Léa, comme Colette, est une sensuelle dans tous les sens du termes.
Et lorsque le moral est un peu bas, que la solitude se fait plus âpre, ce sont les nourritures terrestres qu’elle appelle à son secours pour « guérir l’âme par les sens » comme le préconisait Oscar Wilde dans son Dorian Gray. Un bon repas, une maison accueillante et réconfortante (allusions et descriptions fréquentes du luxueux intérieur et train de vie de Léa, qui la rassure et la réconforte, petit confort matériel douillet et propret de sa maison ds laquelle elle se niche, elle se terre, prend refuge lorsque le monde extérieur s’écroule, quand elle est abandonnée par son amant) et surtout le spectacle toujours captivant par ses couleurs et senteurs de la nature si parfaitement capté par la plume riche de Colette : « un plat de Rubelles, vert comme une rainette mouillée », « cette maison confortable assourdie de tapis et de soieries, à ses armoires pleines et à ses sous-sols ripolinés », « un fleuve de sauges rouges tournait mollement dans le long de l’allée, entre des rives d’asters d’un mauve presque gris », « un parfum sourd que l’on goûtait seulement dans le vent humide, inégal… », « le jour couleur de cerise qui flambait derrière les rideaux de Léa ».
Autant de plaisirs qu’elle sait savourer en toute indépendance, voire égoïsme, sans honte aucune (bien au contraire!), démontrant son esprit libertaire.
Chéri a aussi hérité de cet hédonisme colettien qu’il respire « longuement l’odeur végétale qui venait du Bois sur l’aile lourde et mouillée du vent d’Ouest. » Ou au restaurant où « il commande un dîner de modiste émancipé… un souffle brûlant dont le ventre cachait une glace acide et rouge. »
Charlotte Peloux s’inscrit aussi dans cette logique en énonçant une devise résolumment optimiste:
« Fichez la paix à vos amis quand vous êtes dans les ennuis, ne leur faites pas que de votre bonheur », ce que n’aurait pas renié une Françoise Sagan !
Satire des vieilles cocottes/peaux
Elle dépeint ainsi l’une des camarades de jeu de Léa, en des termes aussi caustiques que sardoniques : de la baronne de la Berche aux « inflexibles épaules de curé paysan » avec em>« un grand visage que la vieillesse virilisait à faire peur. Elle n’était que poils dans les oreilles, buissons dans le nez et sur la lèvre, phalanges velues… » ou encore Lili « à l’embonpoint d’eunuque corseté, (…) un cou large comme un ventre qui avait aspiré le menton, le collier de perles (…) enseveli dans une profonde ravine. »
Madame Peloux qui ne parle pas mais « trompette » (fort et faux de surcroît!). C’est encore cette pique en forme de « compliment » à l’innocence ironique de Mme Peloux à Léa : « Dieu, que tu sens bon ! Tu as remarqué que lorsqu’on arrive à avoir la peau moins tendue, le parfum y pénètre mieux ? »
Face à ses seniors, Léa se rassure car paraissant, par contraste encore « jeune parmi ces décombres », tout en s’effrayant du miroir qu’elles leur tend sur sa propre déchéance à venir (« A laquelle des trois me faudra-t-il ressembler dans 10 ans ? »).
Des femmes qui n’en restent pas moins avides de grivoiseries, et de chair fraîche, ce qui ne manque pas de donner des relents sulfureux et dérangeants à leurs échanges qui apeurent leurs jeunes amants, capturés/achetés on ne sait comment, comme celui de la vieille Lili dont les : « prunelles noires allaient et venaient sur le blanc de ses yeux comme des insectes effarés. »
Cette déchéance physique qu’elle ne supporte pas sur elle-même et qui lui fait horreur sur les autres femmes par effet miroir, la repousse, plus étonnamment, aussi sur les hommes (dont les marques de l’âge sont censées être culturellement et socialement mieux acceptées, et même vue comme un atout parfois!). C’est ainsi qu’elle « jauge » son vieux prétendant, le colonel Ypoustègue de « ce terrible et long regard de la femme qui sait à quelles places l’âge impose à l’homme sa flétrissure : des mains sèches et soignées, sillonnées de tendons et de veines, ses yeux remontèrent au menton détendu, au front barré de rides, revinrent cruellement à la bouche prise entre des guillemets de rides… »
Alors qu’elle tente de ne pas se laisser aller au désespoir, elle tente de se requinquer s’admonestant :
« Une femme comme ça ne fait pas une fin dans les bras d’un vieux. Une femme comme ça, qui a eu la chance de ne jamais se salir ses mains ni sa bouche sur une créature flétrie. Oui la voilà la goule qui ne veut que de la chair fraîche ! » La violence de cette réflexion intime qu’elle se fait peut surprendre et dénote la femme prédateur objectfiant les hommes (mais tout en acceptant aussi elle-même le rôle de femme objet comme vu plus haut). Mais l’égalité entre hommes et femmes à ce niveau est une chimère et le rapport de force faussé comme elle l’apprendra à la fin (en écho avec la chute de Mme de Merteuil).
De façon générale, elle nourrit un rapport très ambivalent et obsessionnel à son corps « monstre » de « vieille femme » qu’il faut déguiser.
Derrière l’obsession de cette Don Juan au féminin se cache la crainte de la « dernière idylle » et de la solitude, la mort de sa vie d’amoureuse pour une vie rangée de grand-mère, terne et vide… et qu’elle tente de conjurer en s’achetant jupes et chapeaux chez son couturier ou se jette à corps perdu dans des dérivatifs pour éviter de voir la réalité en face. Chéri étant une façon de gagner du temps et de retarder l’échéance.
Le regard impitoyable d’une femme sur son corps qui se fane
Léa n’a en effet aucune bienveillance pour elle-même, toute trace/marque du temps sur sa peau ou celle de ses camarades de discussions venimeuses et de jeux de cartes, lui inspire horreur et dégoût.
Colette, qui bien qu’ayant mené une vie indépendante, était tout sauf féministe -contrairement à ce qu’on lit parfois-, n’hésite pas à inscrire la femme comme ce qu’elle était en effet dans la société d’alors (et qu’elle est toujours, en tout cas pour celles qui continueront de l’accepter !) : un objet. La (belle et tragique) métaphore qu’elle fait d’ailleurs de Léa se mirant les bras autour de son visage tel un vieux vase avec de belles anses est plus que parlante, (mais était-elle intentionnelle?).
Une scène et une image qui pourraient peut-être à elles-seules symboliser le roman :
« Ses deux bras levés peignèrent et soutinrent ses cheveux durcis par la teinture, et encadrèrent son visage fatigué. Ils demeuraient si beaux, ses bras, de l’aisselle pleine et musclée jusqu’au poignet rond, qu’elle les contempla un moment.
‘Belles anses, pour un si vieux vase !’ »
Colette ne se prive pas de mettre sa plume riche et imagée au service de descriptions sans indulgence des marques du temps : plissures, bourrelets, moignons, dents déchaussées, sillons et affaissements en tout genre- sur les épidermes féminins.
Rien n’échappe à son œil aussi acéré que sévère !
Au retour de la Côte d’Azur, Léa se préoccupe de draper ou cacher son « cou flétri cerclé de grands plis où le hâle n’avait pas pu pénétrer. »
Elle met un point d’honneur à sauvegarder les apparences, enfermée dans les diktats patriarcaux de beauté féminine où une femme se doit de rester ou du moins de s’efforcer de paraître toujours jeune et affriolante selon les critères masculins. A ce titre elle tient en horreur: « la nonchalance dégradante qui conduit les femmes mûres à négliger d’abord le corset, les teintures, ensuite les lingeries fines. »
Chéri : un roman d’analyse psychologique
La construction de Chéri est intéressante et particulièrement bien menée avec une alternance des points de vue entre ces deux protagonistes, amants maudits, livrant avec justesse leurs sentiments, confusions, contradictions et attirance destructive.
Colette saisit d’ailleurs particulièrement bien cette passion charnelle éprouvée par cette maîtresse, mi-mère, mi-maîtresse dominatrice, voire Pygmalion qui se retrouve encore lorsqu’elle tente de sculpter son corps en boxeur par exemple, envers son amant-enfant. Le désir de Léa, qu’elle tente de réprimer d’un « soupir saccadé de convoitise matée » ou qui se trahit par un rire « avec une tendresse emportée » est brutal et son attirance presque sauvage qu’elle qualifie de « rauque et affamée ». Il y a quelque chose de très masculin dans son esprit de conquête.
Colette rend avec finesse l’évolution psychologique de cette femme qui se laisse surprendre par ses sentiments et son attirance insensée pour ce qu’elle sait au fond d’elle dés le départ une relation condamnée, et qui pourtant finit par y croire à son corps défendant.
Sa lutte intérieure pour ne rien laisser paraître, sa façon de vouloir sauver la face, de jouer l’indifférente, de cacher ses rougissements, de lancer des piques, de rire, pour garder le contrôle de cette relation qu’elle ne voudrait que légère et sans lendemain mais qui se met à prendre trop d’importance dans sa vie finalement esseulée malgré ses compagnies mondaines.
Et la souffrance inévitable qui suivra mais qu’elle essaiera tout autant de masquer, contenir « cette révolte de tout le corps, qui souffre et se soulève quand un mal de l’esprit le veut détruire… »
Cette passion constitue également un défi qu’elle se lance inconsciemment, défi au temps, à son vieillissement inacceptable, sa volonté obstinée de conquête, de totale maîtrise, emprise sur sa proie : « Je les ai tous eus, songeait-elle obstinée, j’ai toujours su ce qu’ils valaient, ce qu’ils pensaient et ce qu’ils voulaient. Et ce gosse là, ce gosse-là… ce serait un peu fort. » ou encore
« Il restait mystérieux comme une courtisane » (on note au passage la féminisation manifeste de Chéri et l’inversion des genres qui se joue entre eux). Cette obsession de possession physique et mentale qui l’habite va crescendo.
De l’autre côté, Chéri, envoûté par Léa, petit toutou docile et en même temps capricieux, homme enfant, homme objet qui se laisse faire tout en tentant de se rebeller, résister mollement à l’occasion, mais jamais bien longtemps, séduit par les langoureuses taquineries et ordres incessants de sa maîtresse. « Il venait, vaincu par le son de la voix et offensé par les paroles. » Ce n’est pas lui qui semble mener la danse, du moins au début. Même si finalement, tout cela n’est pour lui qu’une aventure dont l’attrait réside surtout dans son goût d’interdit. L’avenir n’est pas là, et il le sait bien même s’il ne veut pas se l’avouer.
Léa ne le sait aussi que trop bien, feignant pourtant de ne pas voir les signes présageant de sa chute finale et préférant parfois se laisser aveugler : «Allons-y gaiement, puisque j’y retombe à l’aise comme dans l’empreinte d’une chute ancienne… »
Le dernier chapitre aussi magistral que poignant s’apparente à un chant du cygne où la maîtresse impérieuse se laisse brûler à l’ultime feu de la passion amoureuse :
« Cependant elle voyait avec une sorte de terreur approcher l’instant de sa propre défaite, elle endurait Chéri comme un supplice… »
« (…) et sombra dans cet abîme d’où l’amour remonte pâle, taciturne et plein du regret de la mort »
Privée de toutes défenses et de raison, elle sombre dans une vulnérabilité sans retour :
«Sa prudence avisée, le bon sens souriant qui avaient guidé sa vie, les hésitations humiliées de son âge mûr, puis ses renoncements, tout recula et s’évanouit devant la brutalité présomptueuse de l’amour. »
L’amitié-ennemie entre femmes rivales, séductrices d’un autre âge
Outre la relation amoureuse ou charnelle entre Chéri et Léa, Colette explore aussi dans ce roman l’amitié féminine qui prend un atour plutôt vache, en particulier avec la mère de Chéri, Mme Peloux : « Elles se connaissaient depuis 25 ans. Intimité ennemie de femmes légères qu’un homme enrichit puis délaisse, qu’un autre homme ruine, – amitié hargneuse de rivales à l’affût de la première ride et du cheveu blanc. »
Encore une fois ici, on a affaire à une relation pétrie d’ambivalence entre hostilité et complicité, autour d’une même solitude partagée:
« 20 années, un passé fait de ternes soirées semblables, le manque de relations, cette défiance aussi, et cette veulerie qui isolent vers la fin de leur vie les femmes qui n’ont aimé que d’amour, tenaient l’une devant l’autre, encore un soir, en attendant un autre soir, ces deux femmes, l’une à l’autre suspectes »
Les termes de « rivale » et d’ « ennemie » sont omniprésents dans cette amitié également non conventionnelle :
« Nous nous sommes retrouvées, (…) comme deux chiens retrouvent la pantoufle qu’ils ont l’habitude de déchirer. Comme c’est bizarre ! Cette femme est mon ennemie et c’est d’elle que me vient le réconfort. Comme nous sommes liées », telle est l’analyse de Léa de cette drôle de relation presque contre nature qui lui apporte un bien-être paradoxal dans cette animosité sous-jaçente qui étrangement lie ces deux anciennes rivales »
Les vannes et répliques à l’humour sardonique fusent entre ces deux pétroleuses qui ne refusent jamais un p’tit verre au passage !
« La patience même, la douceur, une visage de sainte, de sainte ! » (Mme Peloux vantant sa brue, face à son mari découchant).
Ce à quoi Léa réplique ironiquement d’un « C’est effrayant »
Ou encore : « Reprends de ma fine Charlotte, c’est de celle de Spéleïeff, elle a soixante-quatorze ans, on la donnerait à des bébés… » (Léa à Peloux)
Une femme seule abandonnée
Sa lutte pour rester digne et conserver sa fièreté est chaque fois est trahie par son manque affectif béant. Colette va chercher au coeur de son intimité, de ses mouvements réflexes primitifs pour transcrire cette douleur inavouée : « Mais un mouvement de son bras gauche, involontairement ouvert et arrondi pour recevoir et abriter une tête endormie, lui rendit tout son mal… »
Construit sur un crescendo savamment maîtrisé, le roman trouve toute son ampleur dans sa dernière partie, et surtout son dernier chapitre.
La fin magistrale du roman est particulièrement cruelle en révélant le corps vieilli à la lumière crue du matin. Colette, encore une fois, est virtuose de précision pour rendre le contraste entre les illusions cosmétiques et la réalité sans artifice d’une femme se laissant aller à un moment d’inattention : « Pas encore poudrée, une maigre torsade de cheveux sur la nuque, le menton double et le cou dévasté, elle s’offrait imprudemment au regard invisible »
Mais également l’illusion d’un désir qui avait été lui aussi attisé artificiellement par une jalousie fabriquée.
C’est sans doute une des dernières phrases fatales de Léa à Chéri qui reste malgré tout la plus tragique : « Tu arrives ici, et tu trouves une vieille femme… » marquant sa capitulation et sa résignation après avoir cherché en vain à fuir la réalité de son âge et de la psychologie masculine.
Léa face à Edmée : La femme mûre et la jeune fille
Face à la femme mûre calculatrice Léa se trouve par contraste la jeune fille Edmée douce et soumise, « cette créature si neuve que la lassitude ne défleurissait pas » . Colette nous livre au passage un aperçu de l’éducation austère et des options de vie limitées d’une jeune fille des années 20, tout en évoquant le rapport mère-fille: « Son enfance, son adolescence lui avaient appris la patience, l’espoir, le silence, le maniement aisé des armes et des vertus des prisonniers. La belle Marie-Laure n’avait jamais grondé sa fille : elle se bornait à la punir. Jamais une parole dure, jamais une parole tendre. La solitude, puis l’internat, puis encore la solitude de quelques vacances, la relégation fréquente dans une chambre parée ; enfin la menace du mariage, de n’importe quel mariage, dés que l’oeil de la mère trop belle discerna sur la fille l’aube d’une autre beauté, beauté timide comme opprimée, d’autant plus touchante… »
A noter que la relation entre Chéri et sa mère et son éducation douteuse n’a rien à envier à celle morne de sa promise…
Colette dépeint ici encore avec acuité la beauté gracile et fluide de ce personnage qui reste secondaire toutefois, Léa n’ayant pas de contact direct avec elle: « la jeune femme glissa au creux du lit comme une écharpe détachée »; « le haut du visage dissimulé dans l’ombre des cheveux mousseux. » Une beauté fraîche, innocente et naturelle en contraste avec la beauté travaillée et calculée de Léa.
« Jeune » et « vieille » s’affrontent autour de Chéri à distance chacune depuis sa chambre à coucher, chacune avec ses armes :
« elle avait ce soir ce que j’appelle sa tête d’orpheline, tu sais, des yeux si sombres sous ses beaux cheveux… » raconte ainsi Chéri à une Léa déchirée.
Deux femmes prêtes à tout pour séduire et conserver le volage Chéri et qui chacune dans leur lit reproduisent sans le savoir, comme un écho ironique les mêmes attitudes, offrant la même servitude charnelle :
« Edmée obéissait de tout son corps, creusait son flanc, ouvrait son bras. »
« Dans l’ombre, [Léa] prêta son épaule, creusa son flanc heureux »
Edmée souffrant d’être négligée et jalouse, ne comprenant pas cette relation anti-conventionnelle, et contre-nature selon elle, qui unit Chéri à Léa, finira par lui lancer: « Va-t-en ! Je te déteste ! (…) Tu ne penses qu’à cette vieille femme ! Tu as des goûts de malade, de dégénéré… » Lors d’une dispute, elle l’accuse aussi de « parler comme une cocotte » comme si Chéri et Léa se fondaient l’un dans l’autre pour ne plus former qu’un. [Alexandra Galakof]
A propos de l’adptation ciné de Chéri par Stephen Frears et Christopher Hampton (2009)
Allégorie sur le thème de la fin d’une belle époque en écho à la beauté déclinante d’une femme
Le scénariste Christopher Hampton (également oscarisé pour son travail sur les Liaisons dangereuses) a expliqué que le langage imagé de Colette lui a posé un vrai défi créatif à relever: « Colette est une impressionniste, il y a peu d’explosions de dialogue et beaucoup de langage imagé, » explique-t-il. « Elle peut consacrer vingt pages à une seule scène, mais trois mois peuvent s’écouler en un paragraphe. Au départ, je me suis retrouvé avec un premier jet qui était plus long que le roman lui-même ! J’ai dû élaguer sans pitié« , ajoute-t-il.
Il note également de forte similarités entre les Liaisons et Chéri, tous deux « opulent », « sexy », avec des histoires « intensément perverses » dans des décors d’extrême décadence.
« Ce sont tous deux des mondes où les excès sont devenus un mode de vie et en conséquence ne peuvent pas continuersoit à cause de la révolution française soit en raison de la première guerre mondiale. Des mondes d’illusions sur le point d’éclater en une fin abrupte. » (source interview Time out).
Le réalisateur Stephen Frears lui a confié que Chéri était le film le plus difficile qu’il ait jamais réalisé en raison du délicat équilibre à atteindre entre la légèreté de ton du livre et ses éléments tragiques sous-jaçents. Il ajoute: Chéri est une histoire d’amour initiatique comme on en rencontre peu.
De son côté le réalisateur anglais Stephen Frears analyse:
« Chéri est une série d’impressions et le défi était de les réunir toutes en un film, explique t-il. « J’aime à penser que c’est peut-être le film le plus extrême que j’aie jamais réalisé. »
Reconstitution des années folles et de son atmosphère
Le directeur de la photographie Darius Khondji et la costumière Consolata Boyle ont étudié les tableaux impressionnistes pour restituer l’atmosphère et dessiner les costumes et les chapeaux de l’époque. Le décorateur Alan MacDonald s’est appuyé sur des photographies de l’époque pour l’intérieur de Léa et sur la peinture impressionniste, post-impressionniste et symboliste pour celui de Madame Peloux. Reflétant la modernité de l’héroïne, la demeure conçue par Hector Guimard, architecte créateur des célèbres entrées art nouveau du métro parisien, a été choisie comme décor principal. Parmi les autres lieux de tournage, le restaurant Maxim’s a suppléé au restaurant du Dragon bleu, où Chéri passe ses soirées avec son meilleur ami, le vicomte Desmond.
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