Avec sa série Le Combat ordinaire, réflexion subtile sur la difficulté de vivre, Manu Larcenet fait rayonner, une nouvelle fois, sur la bédé contemporaine toute sa classe et suggère, accessoirement, que la psychanalyse est un sport de combat. Fuir, dit-on, c’est refuser le combat. A contre-pied du sens commun, Larcenet nous montre que la fuite, au contraire, peut faire partie de la lutte. Et que si elle ne porte en elle aucune promesse de victoire, elle n’est pas pour autant vouée à l’impasse.
La fuite, donc, c’est la voie choisie par Marco, photographe lessivé et personnage central des deux albums du Combat ordinaire. A l’étroit dans une vie dont il ne semble plus trop vouloir, il s’installe à la campagne, loin de tout. De sa famille, de son travail, de ce qui lui est désormais insupportable. Il ignore alors que la vraie distance (au même titre que la vraie proximité), avant d’être physique, est intérieure. La fuite de Marco, peut-être dérisoire, est pourtant l’expression d’un profond malaise et le signe que « quelque chose » se passe. Aliéné, hors lui-même, Marco lutte pour conquérir un hypothétique soi-même dont il ignore, possiblement, tout – il lutte pour être apaisé. La rencontre avec Emilie, vétérinaire têtue, constituera une première victoire : à force de colères, elle parviendra à le sortir de sa sclérose. Mais le réel, obstiné, aura tôt fait de le rattraper : la maladie de son père, le connard de voisin, les crises d’angoisse, son ami d’enfance Bastounet qui vire lepéniste, une expo douloureuse… Lentement, difficilement, Marco apprend que l’on emporte partout ce que, précisément, on fuit.
Récit d’une lutte pour l’authenticité, Le Combat ordinaire est également un témoignage inattendu sur la psychanalyse. Le premier tome s’ouvrait sur la volonté affichée (et illusoire) du personnage de suspendre sa cure. Implacable, l’analyste lui dressera alors la liste de ses symptômes, signifiant par là sa désapprobation… La pratique analytique offre le monde à qui veut bien le prendre et peut-être Marco estimait-il avoir suivi ce fil d’Ariane suffisamment longtemps. En quoi bien sûr il se trompait : les deux albums vont s’employer à le lui montrer, parfois cruellement, et il finira par envisager de « reprendre la psychanalyse ». Fragment du récit, l’analyse fait également force de commentaire, à la faveur de quelques planches en noir et blanc, élégantes incises graphiques et discursives. Elles prennent appui sur les nœuds existentiels du personnage pour mieux y introduire de l’intelligibilité. Les problèmes de Marco (le rapport aux parents, l’angoisse, la sexualité, la mort…) donnent ainsi lieu à ces parenthèses explicatives.
Mais ce sont sans doute les pages consacrées au père qui sont les plus émouvantes, essentiellement dans le tome II, « les quantités négligeables ». L’espace de quelques scènes (l’aveu de sa maladie et son refus de se soigner, la crise de démence, l’annonce de son suicide), Larcenet parvient à une complexité émotionnelle rarissime. Quant à la planche consacrée à l’enterrement du père, elle est tout simplement bouleversante, d’une douleur muette et glaciale. Avec, en point d’orgue, cette vignette, petit bijou d’émotion, montrant Bastounet, immense, qui prend le petit Marco dans ses bras… Autant de moments où Larcenet mêle une qualité d’écriture étonnante, très maîtrisée, alternant style « popu » et passages plus littéraires, à un graphisme ultra-expressif et qui se donne des faux airs d’adolescent.
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