Dans sa célèbre préface de son roman Pierre en Jean, paru en 1888, Maupassant livre de précieux conseils à l’apprenti-écrivain et romancier, hérité entre autres de son mentor Flaubert. Dans ce véritable manifeste littéraire sur le roman, il interroge plus précisément la création littéraire de son époque et son héritage depuis le roman d’aventures en passant par le roman d’analyse psychologique hérité des précieuses jusqu’au roman dit réaliste emblématique du XIXe s. Il dévoile ainsi sa conception de l’écriture romanesque, de la construction des personnages à la composition de l’intrigue et l’articulation entre les deux. Mais aussi comment développer son style et sa singularité, vaincre le découragement… :
Sur l’art de raconter une histoire et la construction du plan romanesque :
Après avoir opposé roman d’aventure, roman d’analyse psychologique et le roman moderne réaliste de son époque, Maupassant expose sa vision du rôle du romancier :
Le romancier (…) doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. (…) il doit reproduire [la vie] (…) avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L’habileté de son plan ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre.
L’art de la composition du réel
Il explique l’art de la sélection des événements c’est à dire des matériaux « bruts » que l’écrivain doit savoir choisir : [le romancier] (…) devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble.
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai (…)
Acquérir une originalité
Maupassant livre ensuite les grandes leçons qu’il a reçues de son mentor Gustave Flaubert :
« Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n’en a pas, il faut en acquérir une. Le talent est une longue patience. Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. C’est de cette façon qu’on devient original.
(…) il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce. »
« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent.
(…) Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour le qualifier. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l’à-à-peu-près (…). »
Ecrire comme personne avec les mots de tout le monde
Volons en sous-titre ci-dessus la fameuse maxime de Colette avec laquelle Maupassant aurait été entièrement d’accord lui qui promeut une inventivité dans la simplicité plutôt qu’une accumulation de mots savants inusités :
Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d’un mot suivant la place qu’il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs au sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.
La Guillette, Etretat, septembre 1887.
Conseils d’écriture de Guy de Maupassant : Communiquer sa vision personnelle du monde
Dans sa célèbre préface de son roman Pierre en Jean, paru en 1888, Maupassant livre de précieux conseils à l’apprenti-écrivain et romancier, hérité entre autres de son mentor Flaubert. Dans ce véritable manifeste littéraire sur le roman, il interroge plus précisément la création littéraire de son époque et son héritage depuis le roman d’aventures en passant par le roman d’analyse psychologique hérité des précieuses jusqu’au roman dit réaliste emblématique du XIXe s. Il dévoile ainsi sa conception de l’écriture romanesque, de la construction des personnages à la composition de l’intrigue et l’articulation entre les deux. Mais aussi comment développer son style et sa singularité, vaincre le découragement… :
Sur l’art de raconter une histoire et la construction du plan romanesque :
Après avoir opposé roman d’aventure, roman d’analyse psychologique et le roman moderne réaliste de son époque, Maupassant expose sa vision du rôle du romancier :
Le romancier (…) doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. (…) il doit reproduire [la vie] (…) avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L’habileté de son plan ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants d’où se dégagera le sens définitif de l’œuvre.
L’art de la composition du réel
Il explique l’art de la sélection des événements c’est à dire des matériaux « bruts » que l’écrivain doit savoir choisir : [le romancier] (…) devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble.
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai (…)
Acquérir une originalité
Maupassant livre ensuite les grandes leçons qu’il a reçues de son mentor Gustave Flaubert :
« Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n’en a pas, il faut en acquérir une. Le talent est une longue patience. Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. C’est de cette façon qu’on devient original.
(…) il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce. »
« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent.
(…) Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour le qualifier. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l’à-à-peu-près (…). »
Ecrire comme personne avec les mots de tout le monde
Volons en sous-titre ci-dessus la fameuse maxime de Colette avec laquelle Maupassant aurait été entièrement d’accord lui qui promeut une inventivité dans la simplicité plutôt qu’une accumulation de mots savants inusités :
Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d’un mot suivant la place qu’il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs au sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.
La Guillette, Etretat, septembre 1887.