Le mythe du bon sauvage apparaît au XVIe siècle avec la découverte de l’Amérique, nourri par les récits des voyageurs et atteint son apothéose au XVIIIe siècle. Il hante les esprits de la Renaissance et obsède les hommes des Lumières. Rousseau en fait la pierre angulaire de ses 2 célèbres discours (Discours sur les sciences et les arts en 1750 et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755) qui condamnent la dépravation de l’homme civilisé. Il fait l’hypothèse que l’humanité a dû connaître un âge plus heureux, proche de celui des peuples sauvages actuels : l’état de nature.
La fabrication du mythe du bon sauvage : origines et rôle
Le mythe du bon sauvage s’est constitué entre le XVI et le XVIIIe siècle. Il puise ses racines dans le projet humaniste de la Renaissance qui place au centre de la création et de l’activité de la connaissance, l’homme être doué de raison et de pouvoirs immenses sur le monde.
Le bon sauvage n’est pas un être réel mais une fiction, une idée parfois abstraite, une image composite formée des visages que l’époque de Voltaire et de Rousseau prête à l’âge d’or, quand les hommes vivaient en harmonie avec la nature.
Ecrivains et philosophe se sont appuyés sur les récits des voyageurs -explorateurs (de Colomb à Cook en passant par Bougainville et La Pérouse) ou encore les missionnaires et marchands-, sans être témoins directs de la découverte et sans en vérifier l’exactitude, pour fabriquer un personnage. Ils accentuent certains traits et en éliminent d’autres.
La création du bon sauvage répond donc au besoin d’une image idéalisée de l’homme naturel pour exprimer le regret d’un âge d’or révolu, critiquer la société européenne et rêver de liberté et d’égalité sur le modèle plus ou moins imaginaire des sociétés sauvages.
Voir plus d’infos ici : Le mythe du bon sauvage : Nature, Culture et controverses
Montaigne, précurseur du mythe du bon sauvage en France
Dans ses essais, Montaigne à travers son chapitre « Des cannibales », fait l’éloge des peuples caribéens vivant encore sous « les lois naturelles » ou dans « Des coches » il stigmatise la destruction de la haute civilisation aztèque et les massacres engendrés par notre cupidité.
Les Essais reviennent à plusieurs reprises sur les habitants d’Amérique qu’on appelle encore les Indes occidentales. D’abord au nom du relativisme culturel, pour faire voler en éclat l’idée que l’on se fait ici de la civilisation et de la barbarie et appeler à la tolérance. Il affirme que la culture « civilisée » ne détient pas toujours la vérité tandis que mode de vie et l’innocence des sauvages comme les Tupinamba apparaît plus pure que l’état social. Enfin, il dénonce les crimes inspirés par l’appétit de richesses du Nouveau Monde. Pour Montaigne pas de doute, la vie sauvage vaut mieux que la vie civilisée parce qu’elle est plus proche de la nature.
Au XVIIIe siècle se développe un courant égalitariste. Le procédé littéraire qui consite à faire endosser par un sauvage (ou un étranger) la critique des mœurs occidentales connaît un bel essor. Montesquieu imagine des touristes persans à Paris (Lettres persanes, 1721), Voltaire fait débarquer un huron en Bretagne (L’ingénu, 1767).
Le mythe du bon sauvage, associé à la nostalgie d’un âge d’or naturel, conteste l’idée de progrès, produit et emblème de la civilisation européenne.
A côté de cette tradition qui fait du sauvage le fer de lance de la critique de notre société, un autre courant apparaît : celui des mœurs des sauvages américains.
L’état de nature : la théorie de Rousseau pour expliquer l’inégalité
Un malentendu tenace fait de Jean-Jacques Rousseau, théoricien de l’état de nature, le plus grand chantre du bon sauvage au siècle des Lumières. Rousseau aura beau s’en défendre, ses adversaires (Voltaire en particulier) et ses partisans (les cohortes romantiques de la fin du siècle, plus rousseauistes que Rousseau lui-même!) s’accorderont pour promouvoir cette caricature.
En 1750, l’auteur de Genève devient tout à coup célèbre par son Discours sur les sciences et les arts. Répondant à une question de l’académie de Dijon, il a soutenu avec éclat que « les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux. » Rousseau soutient que les peuples civilisés sont corrompus, affaiblis ou devenus méchants du fait du luxe dans lequel ils vivent et que leurs apparents progrès ne sont que les masques de leur esclavage : « (…) sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. » En d’autres termes : dans cette société du XVIIIe siècle qui s’enorgueillit d’être tellement civilisée, l’homme serait bien moins heureux que lorsqu’il demeurait solitaire au tréfonds des forêts.
Bien que totalement en porte-à-faux avec l’optimisme intellectuel des Lumières qui lie bonheur et développement conquérant des sciences et des techniques, Rousseau est récompensé par l’Académie. Il devient une célébrité de la scène intellectuelle, bien que controversée.
La controverse fit rage, le texte de Rousseau étant reçu comme un pamphlet pratiquant l’art consommé du paradoxe.
Thèse du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
Cinq ans plus tard, en 1755, Rousseau se saisit d’une nouvelle question posée par l’Académie de Dijon : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? », question abondamment traitée par la tradition philosophique (Locke, Hobbes, Grotius).
Rousseau formule plus précisément l’inégalité en ces termes : comment l’état de servitude actuel de l’humanité s’explique-t-il ? L’égalité originelle des hommes est un point dont tous conviennent, y compris les chrétiens. C’est l’origine de l’inégalité qui fait problème. Pour les chrétiens, l’inégalité résulte du pêché originel. Rousseau n’accuse ni Dieu ni la nature humaine, mais la société.
Rousseau souligne à la fois ce qui rapproche, au sein d’une même nature, les animaux et les hommes, mais aussi ce qui les distingue. Au plan physique, l’homme sauvage, par sa nudité, son instinct de conservation, sa sensualité grossière, participe de l’état animal. En revanche par le côté métaphysique et moral, l’homme n’est plus une « machine » entre les mains de la nature : quand l’animal choisit et rejette « par instinct », l’homme agit par « un acte de liberté ». Cette liberté qui définit l’homme et qui fait de la condition de l’homme sauvage le contraire de celle de « l’homme domestique » (civilisé), est aussi ce qui peut le conduire à dégénérer « parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait« .
Il construit donc par hypthèse, une histoire de l’humanité avant l’inégalité, c’est à dire essentiellement avant la propriété. Cette histoire s’organise autour de trois grandes phases :
– Dans l’état de nature, l’homme n’est encore qu’un animal sauvage et solitaire, une brute stupide dépourvue de langage, en deçà du bien et du mal.
– L’état sauvage (ou second état de nature) est l’âge idyllique, où le hommes chasseurs ou bergers, assurent seuls leur propre subsistance. C’est à cette époque radieuse et fugitive que sont consacrés les plus longues analyses du Discours sur l’origine de l’inégalité.
– Enfin, l’état social, inégalitaire et oppressif, apparaît avec l’agriculture qui requiert nécessairement propriété privée, police, Etat, argent, etc. L’aventure humaine est donc tragique : la socialisation fait le malheur de l’homme et en même temps sa grandeur puisqu’il devient conscient. Sa thèse est donc que l’institution de la société et de la propriété a conduit à la confiscation du pouvoir politique par les riches et donc aux inégalités. On trouve ainsi un écho du Huron Adario, Indien du Canada mis en scène par le baron de La Hontan, un des voyageurs et philosophes qui a le plus largement contribué au succès du mythe du bon sauvage dans ses Dialogues curieux entre l’auteur et un sauvage de bon sens (1703). En effet d’après lui les Hurons ne connaissent aucune des contraintes de la civilisation occidentale : ni la propriété « source de tous les désordres qui troublent la société des Européens » ou encore ni la subordination, qu’elle soit militaire ou civile contraire « aux sentiments de la nature« .
De l’état de nature au nouveau Contrat social proposé par Rousseau
Rousseau ne propose pas de revenir en arrière vers cet âge d’or pour « marcher à quatre pattes », comme le moque Voltaire, car il sait l’histoire irréversible. L’issue que le philosophe propose est la « dénaturation » complète de l’homme au sein d’une société réformée : Du contrat social (1762) en définira les principes. Il y recherche les moyens de transformer l’homme et la société, moralement et politiquement, pour réconcilier sociabilité et liberté naturele.
Rousseau propose ainsi d’instaurer un nouveau pacte entre gouvernants et gourvernés, un contrat social et démocratique fondé sur le consentement et non sur la violence despotique : « Tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu » (Du Contrat social, IV, 2, 1762).
Rousseau, père de la Révolution française ?
Il sera ainsi considéré comme père spirituel de la Révolution Française : Robespierre, Saint Just seront les plus fervents admirateurs du Contrat social, même s’il ne livre pas de doctrine.
Le refus d’idéalisation de la vie sauvage de Rousseau
Toutefois Rousseau est mal compris de ses contemporains. En effet, si comme Montaigne et d’autres, il refuse de « barbariser » les sauvages, il ne les idéalise pas non plus.
Vivant eux aussi en société, les sauvages se sont éloignés de la pure nature. Du reste, Rousseau est très conscient de la faiblesse de nos connaissances sur ces peuples. « Toute la terre est couverte de nations dont nous ne connaissons même pas les noms, et nous nous mêlons de juger le genre humain ! » Préoccupés de négoce ou de conversions, ceux qui voyagent sont en général de piètres observateurs.
Rousseau dessine le programme de ce qui deviendra l’ethnographie. Lévi-Strauss reprend d’ailleurs cette page dans un texte fondateur : « J.J Rousseau, fondateur des sciences de l’homme. »
Pendant près de 40 ans, tout le débat intellectuel va se focaliser autour de l’état de nature. Voltaire y intervient avec dérision et bon sens. Il caricature les idées de Rousseau (ex : le chapitre des Oreillons dans Candide).
Rousseau aura beau dire et répéter que l’état de nature n’est qu’une hypothèse, qu’il n’a peut-être jamais existé, un innombrable courant primitiviste (=l’idéalisation des « sauvages ») se réclame de lui. La fin du XVIIIe siècle sera l’âge d’or du mythe du bon sauvage : graveurs et peintres s’emparent avec engouement de l’éden exotique, de ce « paradis perdu et retrouvé » selon l’expression de Milton.
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