A 77 ans, Annie Ernaux cultive un idéal d’écriture sans concession loin des prix littéraires qui ne l’ont pas beaucoup récompensé mais riche d’un lectorat fidèle et enthousiaste et une critique qui l’encense presque à chaque livre désormais. Réputée pour son écriture singulière dite « plate », l’auteur de Mémoire de fille, Les années ou La place utilise comme matériau premier sa mémoire et son expérience personnelle à travers laquelle elle cherche à « saisir la vie », de la façon la plus « brute ». Elle a choisi ici de faire d’elle-même « un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour » comme elle l’écrit dans Mémoire de fille. Une dimension introspective qui lui aura valu parfois d’être dévalorisée comme le sont souvent les femmes écrivains. Une critique à laquelle elle semble donner une forme de réponse toujours dans ce même opus où elle écrit : « Au fond il n’y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l’autre, sauf pour celui qui a choisi de s’adonner à l’une plutôt qu’à l’autre. » Dans ce dernier opus, elle livre d’ailleurs les débuts de sa vocation d’écrivain naissant. Avec près d’une vingtaine d’ouvrages à son actif depuis les années 70, l’écrivain a souvent livré sa conception de l’art d’écrire et transmis ses conseils aux aspirants écrivains. Florilège :
L’écriture, si elle n’est pas une aventure, une aventure de l’être, un engagement, c’est rien. Continuer de vivre, c’est continuer d’écrire en cherchant. Il n’y a que ça.
Processus d’écriture : comment naît un roman d’Annie Ernaux
« Le processus est souvent le suivant. A un moment, je suis poussée à écrire quelques pages, auxquelles je n’assigne aucun but, qui ne sont pas destinées à constituer le début d’un texte précis. Je m’arrête, je ne vois pas où je vais, je laisse de côté ce fragment. Plus tard, il va se révéler déterminant dans le projet qui, entre-temps, est devenu plus clair et qui, en quelque sorte, s’y accrochera.
Ce n’est pas le récit qui m’intéresse, c’est ce que contiennent toutes les images du souvenir. C’est une exploration. Je ne cherche pas une interprétation, je tâche de saisir les choses.
Ce n’est pas la mémoire, mais l’écriture qui compte. C’est ce qu’on fait avec les images de la mémoire. Elles sont là, mais c’est la main qui tient la plume qui va les faire exister. Ces images, sans doute sont-elles fixées depuis longtemps. Je pense qu’il y a quelque chose qui est perdu définitivement. Il y a les enchaînements qui sont perdus, entre les images.
Je ne montre jamais rien à personne et, à la fin, j’apporte à l’éditeur. Cela s’est toujours passé ainsi. »
Ecrire à partir d’images latentes
« L’image est là, elle existe, mais à l’état de latence. Avant d’écrire, j’ai l’impression qu’elle n’existe pas. Elle naît de l’ordre des mots choisis, c’est du travail, mais pas du travail stylistique, il s’agit de l’accord entre la chose ressentie et les mots. C’est pour tout le monde pareil, cet accord à trouver qui me permette de penser (…). Chaque phrase est cet ajustement des mots et de la sensation. L’image n’existe pas pour moi sans sensation. C’est normal. Il n’y a pas de mémoire sans sensation. On retient les choses qui vous ont impressionné. C’est ce qui permet ensuite à la mémoire de les retrouver. Mais moi, je fais la démarche inverse. Puisque j’ai cette image, je cherche quelle a été la sensation, que je vais traduire par les mots. »
« Au fond, le but final de l’écriture, l’idéal auquel j’aspire, c’est de penser et de sentir dans les autres, comme les autres — des écrivains, mais pas seulement — ont pensé et senti en moi. »
Routine d’écriture d’Annie Ernaux
« J’écris le matin. Je ne travaille que chez moi, dans mon petit bureau tourné vers les arbres d’un côté et les étangs de Cergy de l’autre. Il y a plein de papiers sur ma table. Tout autour, il y a la bibliothèque et des photos. Mais je ne les regarde pas. Je ne regarde que devant moi, et comme je vous l’ai dit, devant moi il y a des arbres, des oiseaux et des chats qui passent. Je travaille longtemps, dans le silence. Je ne déjeune pas. Je ne réponds pas au téléphone. »
Sources d’inspiration d’Annie Ernaux
« J’écris sur des choses qui me touchent depuis longtemps, des thèmes, des questions, des douleurs, que la psychanalyse appellerait « indépassables » – que ce soit la mort d’un père, d’une mère, un avortement, un sentiment de honte… Ces choses sont enfouies et j’essaie de les mettre au jour, mais d’une façon qui ne soit pas seulement personnelle. Il s’agit de sortir de moi-même, de regarder ces choses et de les objectiver. C’est un grand mot, « objectiver », mais cela veut dire mettre à distance ce qui est arrivé. Je ne suis pas dans la recherche de l’émotion, même si, effectivement, j’écris à partir de quelque chose que l’on peut appeler une émotion. Je reçois très souvent des sollicitations pour des commandes de textes. Mais je ne peux pas, c’est trop violent pour moi, car ainsi je ne partirais pas de quelque chose d’important pour moi, qui me plonge dans l’écriture jusqu’au tréfonds de moi-même, là où la place du moindre mot compte. J’écris toujours à partir de quelque chose de fortement ressenti. »
« J’ai l’impression que chacun [de mes livres] a été écrit de façon différente mais ce qui diffère, je crois, c’est ma vie personnelle, le monde autour de moi, au moment où j’écrivais, sans doute plus que ma façon d’écrire en elle-même. [..] Le fait que je n’aie pas besoin de publier rapidement, joue beaucoup : je peux prendre le temps d’accepter mon désir. »
Conseils d’Annie Ernaux aux jeunes écrivains
« Vraiment de ne pas chercher à plaire. D’aller au bout de l’histoire qu’ils possèdent en eux, et de ne jamais avoir de complaisance envers ce qu’ils écrivent. Je leur conseille de lire beaucoup. En même temps, il y a de jeunes écrivains, des filles et des garçons, qui ont déjà une voix. Quand on écrit, on tombe tout de suite dans un marché. Je suis frappée par le désir de certains jeunes auteurs, très pressés d’être reconnus, d’exister. Tous ces textes mis sur Internet, un phénomène qui se répand, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne méthode. Vous trouvez toujours des gens qui vous disent que c’est bien, alors vous êtes content. On ne va pas jusqu’au bout de sa propre vérité, qui peut d’ailleurs être dans l’imaginaire. Première chose, lire. Et ne jamais se décourager. Encore que je comprenne qu’on se décourage. J’ai une longue «vie littéraire» derrière moi, et je vois combien ça reste hasardeux d’écrire. »
Le travail du style et le choix d’une « écriture plate »
« Le travail sur la phrase proprement dite, les mots, obéit vraiment à la sensation, au feeling : « c’est ça » ou « ce n’est pas ça ». Je crois que quand j’écris, je ne vois pas les mots, je vois les choses. Qui peuvent être très fugaces, abstraites, des sentiments, ou à l’inverse concrètes, scènes, images de la mémoire. Les mots viennent sans que je les cherche ou au contraire demandent une tension extrême, pas un effort, une tension, pour être exactement ajustés à le représentation mentale. »
Si j’avais une définition de ce qu’est l’écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu’il est impossible de découvrir par tout autre moyen.
Ce que j’ai appelé dans -La Place- « l’écriture plate [est] celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles ». Ces lettres auxquelles je fais allusion étaient toujours concises, à la limite du dépouillement, sans effets de style, sans humour, toutes choses qui auraient été perçues par eux comme des « manières », des « embarras ». Par et dans le choix de cette écriture, je crois que j’assume et dépasse la déchirure culturelle: celle d’être une « immigrée de l’intérieur » de la société française.
Sources : extraits interview, 1 avril 2016, Libération, Écrire, écrire, pourquoi ? Entretien d’Annie Ernaux avec Raphaëlle Rérolle, Gallimard, L’écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, L’Express du 01/02/2008
Ecrire un livre selon Annie Ernaux : « Si on ne pense pas qu’on peut mourir après, ça ne vaut pas le coup d’écrire. »
A 77 ans, Annie Ernaux cultive un idéal d’écriture sans concession loin des prix littéraires qui ne l’ont pas beaucoup récompensé mais riche d’un lectorat fidèle et enthousiaste et une critique qui l’encense presque à chaque livre désormais. Réputée pour son écriture singulière dite « plate », l’auteur de Mémoire de fille, Les années ou La place utilise comme matériau premier sa mémoire et son expérience personnelle à travers laquelle elle cherche à « saisir la vie », de la façon la plus « brute ». Elle a choisi ici de faire d’elle-même « un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour » comme elle l’écrit dans Mémoire de fille. Une dimension introspective qui lui aura valu parfois d’être dévalorisée comme le sont souvent les femmes écrivains. Une critique à laquelle elle semble donner une forme de réponse toujours dans ce même opus où elle écrit : « Au fond il n’y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l’autre, sauf pour celui qui a choisi de s’adonner à l’une plutôt qu’à l’autre. » Dans ce dernier opus, elle livre d’ailleurs les débuts de sa vocation d’écrivain naissant. Avec près d’une vingtaine d’ouvrages à son actif depuis les années 70, l’écrivain a souvent livré sa conception de l’art d’écrire et transmis ses conseils aux aspirants écrivains. Florilège :
Processus d’écriture : comment naît un roman d’Annie Ernaux
« Le processus est souvent le suivant. A un moment, je suis poussée à écrire quelques pages, auxquelles je n’assigne aucun but, qui ne sont pas destinées à constituer le début d’un texte précis. Je m’arrête, je ne vois pas où je vais, je laisse de côté ce fragment. Plus tard, il va se révéler déterminant dans le projet qui, entre-temps, est devenu plus clair et qui, en quelque sorte, s’y accrochera.
Ce n’est pas le récit qui m’intéresse, c’est ce que contiennent toutes les images du souvenir. C’est une exploration. Je ne cherche pas une interprétation, je tâche de saisir les choses.
Ce n’est pas la mémoire, mais l’écriture qui compte. C’est ce qu’on fait avec les images de la mémoire. Elles sont là, mais c’est la main qui tient la plume qui va les faire exister. Ces images, sans doute sont-elles fixées depuis longtemps. Je pense qu’il y a quelque chose qui est perdu définitivement. Il y a les enchaînements qui sont perdus, entre les images.
Je ne montre jamais rien à personne et, à la fin, j’apporte à l’éditeur. Cela s’est toujours passé ainsi. »
Ecrire à partir d’images latentes
« L’image est là, elle existe, mais à l’état de latence. Avant d’écrire, j’ai l’impression qu’elle n’existe pas. Elle naît de l’ordre des mots choisis, c’est du travail, mais pas du travail stylistique, il s’agit de l’accord entre la chose ressentie et les mots. C’est pour tout le monde pareil, cet accord à trouver qui me permette de penser (…). Chaque phrase est cet ajustement des mots et de la sensation. L’image n’existe pas pour moi sans sensation. C’est normal. Il n’y a pas de mémoire sans sensation. On retient les choses qui vous ont impressionné. C’est ce qui permet ensuite à la mémoire de les retrouver. Mais moi, je fais la démarche inverse. Puisque j’ai cette image, je cherche quelle a été la sensation, que je vais traduire par les mots. »
« Au fond, le but final de l’écriture, l’idéal auquel j’aspire, c’est de penser et de sentir dans les autres, comme les autres — des écrivains, mais pas seulement — ont pensé et senti en moi. »
Routine d’écriture d’Annie Ernaux
« J’écris le matin. Je ne travaille que chez moi, dans mon petit bureau tourné vers les arbres d’un côté et les étangs de Cergy de l’autre. Il y a plein de papiers sur ma table. Tout autour, il y a la bibliothèque et des photos. Mais je ne les regarde pas. Je ne regarde que devant moi, et comme je vous l’ai dit, devant moi il y a des arbres, des oiseaux et des chats qui passent. Je travaille longtemps, dans le silence. Je ne déjeune pas. Je ne réponds pas au téléphone. »
Sources d’inspiration d’Annie Ernaux
« J’écris sur des choses qui me touchent depuis longtemps, des thèmes, des questions, des douleurs, que la psychanalyse appellerait « indépassables » – que ce soit la mort d’un père, d’une mère, un avortement, un sentiment de honte… Ces choses sont enfouies et j’essaie de les mettre au jour, mais d’une façon qui ne soit pas seulement personnelle. Il s’agit de sortir de moi-même, de regarder ces choses et de les objectiver. C’est un grand mot, « objectiver », mais cela veut dire mettre à distance ce qui est arrivé. Je ne suis pas dans la recherche de l’émotion, même si, effectivement, j’écris à partir de quelque chose que l’on peut appeler une émotion. Je reçois très souvent des sollicitations pour des commandes de textes. Mais je ne peux pas, c’est trop violent pour moi, car ainsi je ne partirais pas de quelque chose d’important pour moi, qui me plonge dans l’écriture jusqu’au tréfonds de moi-même, là où la place du moindre mot compte. J’écris toujours à partir de quelque chose de fortement ressenti. »
« J’ai l’impression que chacun [de mes livres] a été écrit de façon différente mais ce qui diffère, je crois, c’est ma vie personnelle, le monde autour de moi, au moment où j’écrivais, sans doute plus que ma façon d’écrire en elle-même. [..] Le fait que je n’aie pas besoin de publier rapidement, joue beaucoup : je peux prendre le temps d’accepter mon désir. »
Conseils d’Annie Ernaux aux jeunes écrivains
« Vraiment de ne pas chercher à plaire. D’aller au bout de l’histoire qu’ils possèdent en eux, et de ne jamais avoir de complaisance envers ce qu’ils écrivent. Je leur conseille de lire beaucoup. En même temps, il y a de jeunes écrivains, des filles et des garçons, qui ont déjà une voix. Quand on écrit, on tombe tout de suite dans un marché. Je suis frappée par le désir de certains jeunes auteurs, très pressés d’être reconnus, d’exister. Tous ces textes mis sur Internet, un phénomène qui se répand, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne méthode. Vous trouvez toujours des gens qui vous disent que c’est bien, alors vous êtes content. On ne va pas jusqu’au bout de sa propre vérité, qui peut d’ailleurs être dans l’imaginaire. Première chose, lire. Et ne jamais se décourager. Encore que je comprenne qu’on se décourage. J’ai une longue «vie littéraire» derrière moi, et je vois combien ça reste hasardeux d’écrire. »
Le travail du style et le choix d’une « écriture plate »
« Le travail sur la phrase proprement dite, les mots, obéit vraiment à la sensation, au feeling : « c’est ça » ou « ce n’est pas ça ». Je crois que quand j’écris, je ne vois pas les mots, je vois les choses. Qui peuvent être très fugaces, abstraites, des sentiments, ou à l’inverse concrètes, scènes, images de la mémoire. Les mots viennent sans que je les cherche ou au contraire demandent une tension extrême, pas un effort, une tension, pour être exactement ajustés à le représentation mentale. »
Si j’avais une définition de ce qu’est l’écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu’il est impossible de découvrir par tout autre moyen.
Ce que j’ai appelé dans -La Place- « l’écriture plate [est] celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles ». Ces lettres auxquelles je fais allusion étaient toujours concises, à la limite du dépouillement, sans effets de style, sans humour, toutes choses qui auraient été perçues par eux comme des « manières », des « embarras ». Par et dans le choix de cette écriture, je crois que j’assume et dépasse la déchirure culturelle: celle d’être une « immigrée de l’intérieur » de la société française.
Sources : extraits interview, 1 avril 2016, Libération, Écrire, écrire, pourquoi ? Entretien d’Annie Ernaux avec Raphaëlle Rérolle, Gallimard, L’écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, L’Express du 01/02/2008