Eureka Street de Robert McLiam Wilson au titre inspiré du nom d’une rue de Belfast, celle où vit depuis trente ans, c’est à dire depuis sa naissance, Chuckie Lurgan. Ce dernier, avec Jake Jackson (Poetry Street), est un des personnages principaux d’Eureka Street. A travers le regard et le destin de ces deux trentenaires, c’est le Belfast des années 2000, morose et dévastée, l’Irlande contemporaine, un peu de notre monde aussi, qui se laissent découvrir.
La grande et la petite histoire se sont ici rejointes pour déchiqueter les membres et laisser croupir les vivants dans la misère: un monde de losers, de pauvres types qui dans leur déchéance n’ont pas cette lueur d’intelligence ou de bonté qui donnerait à leur malheur un peu de dignité. Heureusement, nos héros et quelques uns de leurs épigones échappent au lot commun: Chuckie, un peu simple et vulgaire, témoigne d’une volonté peu ordinaire et révèle soudain ses talents; Jake est assurément sensible et intelligent, ce qui ne l’empèche pas d’accumuler les échecs sur le plan sentimental et sexuel; Peggy, la mère de Chuckie, à première vue si banale , est pourtant la plus surprenante… toute une galerie de personnages, ainsi, défile dans ce long et beau roman, un de ceux pour qui l’expression « dévorer un livre » reste d’actualité.
Robert Mc Liam Wilson, étranger aux querelles franco-françaises sur le récit, rajeunit ici ce que nous serions tenté, pour simplifier, d’appeler « l’esthétique réaliste »: personnages bien dessinés, tranches de vie, description d’une ville et d’un pays, ancrage historique, tout y est… avec un zeste d’exagération et de fantaisie en plus; non dans le style, sobre et purement dénotatif, mais dans l’approche des personnages: à l’exception de Jake, le seul à prendre en charge le récit de son existence, les autres voient leur portrait brossé à gros traits et au moyen d’anecdotes peu crédibles, le tout sans que cela leur nuise ni n’enlève quoi que ce soit à leur charme.
Cela n’empèche pas l’auteur de faire preuve de finesse dans la composition de son récit: la polyphonie est exploitée à bon escient avec l’alternance de chapitres à la première personne (ceux où Jake se raconte) et d’autres à la troisième (ceux qui traitent, dans leur grande majorité de Chuckie). Ce choix narratif, et quelques autres procédés que nous n’allons pas recenser, témoigne d’un art réel et d’une science du récit qui, s’ils ne font pas de Wilson un révolutionnaire, témoignent pourtant de son incontestable virtuosité. L’auteur, en faisant preuve d’exigence et d’un peu d’ambition, excelle à faire plaisir, c’est bien la moindre des choses et nous ne lui en voudrons pas.[SB]
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