Paru en 2009, Le fond des forêts, de David Mitchell est un récit initiatique qui tranche par sa forme intimiste à tendance autobiographique.
« Nous devons tous un jour ou l’autre affronter nos démons, Taylor, et pour vous, ce jour est venu. »
Le fond des forêts ne contient pas, à proprement parler, d’intrigue. David Mitchell nous relate une année de la vie de Jason Taylor, habitant dans un village du Worcestershire, en Angleterre. Une année pour tordre le coup à l’enfance et entrer, à l’âge de 13 ans, dans le monde en adulte. Une année, où l’on découvrira sa famille, ses amis, son école, son village. Sa vie semblerait banale, avec son lot de plaisirs et de tracas, s’il n’y avait pas ce bégaiement.
Jason Taylor est comme l’albatros de Baudelaire, un être mal adapté à son quotidien : bègue et poète, puisqu’il publie sous pseudonyme dans le journal de la paroisse. Jason fait le grand écart. Entre la beauté poétique et le vide des mots manquants, c’est son attaque de vie qu’il a du mal à poursuivre, butant sur des lettres, sur des S, dont la sinuosité rappelle celle de la vie elle-même, c’est son adhérence au monde, à ce qu’il est, c’est sa propre phrase qui tarde à être développée que ce roman nous propose de lire…
Adepte des constructions sophistiquées en puzzle, David Michell utilise ces fragments des quatre saisons comme des scènes tout à la fois autonomes et liées ainsi que les chaînons d’une conversation. Ainsi a-t-on l’impression de voir un tableau de Bruegel avec le lac gelé ; d’assister à la Guerre des boutons de Louis Pergaud ; de se frotter aux gitans des albums d’Hergé ; d’entrer dans « Hansel et Gretel » avec cette Maison-du-bois ; de prendre une leçon de littérature avec Mme Crommelynck ; à l’ombre de la guerre des Malouines, dans laquelle est engagé le Royaume-Uni, sous l’ère Thatcher…
Autonomes mais liées, puisque ce qui nous posait question dans le premier chapitre trouve sa solution dans le dernier, titré lui aussi « Janus ». Cette circularité dont le pivot serait le septième des quinze chapitres, titré « Solarium » et dont l’entretien interrompu avec l’énigmatique Mme Crommelynck force Jason à composer avec ce qu’on lui reproche (pour reprendre le bon mot de Jean Cocteau) parce que c’est ce qu’il est, est en réalité une spirale. Cette tranche de la vie de Taylor est exemplaire, mais sera suivie d’autres tranches de vie, avec son lot de batailles et d’amertume, d’abattements et d’excitation, parce que vivre c’est monter un escalier et, marche après marche, tout est – presque – à recommencer.
David Mitchell nous plonge toujours in media res dans ses chroniques, et c’est souvent de manière abrupte qu’on passe à autre chose, alors qu’on aimerait justement en savoir davantage. Incomplète, elliptique parfois, cette manière de raconter nous donne cependant plus envie de continuer qu’elle ne nous coupe les ailes, à force de frustration. Et cela d’autant plus parce que c’est Jason Taylor qui nous relate sa vie, avec son style oral et familier, ses naïvetés et son humour, ses sentiments douloureux et ses pensées graves. On découvre la vie de Jason, dans ses errements et ses angoisses, de la même manière qu’il se découvre comme héros. Par petites touches.
Cet impressionnisme est saisissant de vérité, ne serait-ce que dans la cruauté des rapports adolescents. La référence dans le livre de Sa Majesté des mouches n’est pas gratuite. Le livre de David Mitchell part du même constat sur la nature de ces petits hommes. Difficile de se faire un nom dans une société sexiste, où il y a les filles que l’on désire et les garçons qui doivent nous adouber. « Tu vas au ciné avec ta maman ! a dit Gary Drake. Tu ne mérites même pas de vivre. On devrait te prendre à un arbre », « c’est plus facile de changer de couleur d’yeux que de changer de surnom », « mon slip rouge porte-bonheur était au sale, alors j’ai opté pour celui jaune banane. On n’avait pas EPS, ça irait » ne sont que quelques citations d’un univers masculin très dur, plus universel que simplement associé à l’univers rural de Jason Taylor, et où lire des livres est « un truc de filles ». Bref, il faut être un barbouze pour mériter la rebelle Dawn Madden – ou une autre au nombril apparent.
Il faut trouver sa place parmi ses camarades (qui vont des caïds au souffre-douleur en passant par le Foireux) et aussi dans sa famille. Entre des parents qui se déchirent et une sœur dont les interdits sont une distance, il faut également trouver les mots pour se dire et le courage de ne pas se taire. Ce qui m’a particulièrement touché dans ce roman, ce sont les difficultés d’élocution de Jason, avec les multiples commentaires qu’il fait des mots retenus, au moment même où ils le sont. C’est terrible et honteux de ne pas pouvoir s’exprimer et ce manque a d’inquiétantes incidences :
« Je me demande bien ce que je pourrais faire comme métier plus tard. Certainement pas avocat, c’est sûr. On ne peut pas bégayer au tribunal. Ni en classe, d’ailleurs. Mes étudiants me crucifieraient sur place si j’étais prof. Il n’y a pas beaucoup de boulots où on n’a pas besoin de parler (…) N’empêche, la solitude, il faudra bien que je m’habitue. Quelle fille voudrait sortir avec un bègue ? Ou même danser ? La dernière chanson de la grande boum de Black Swan Green finirait avant que je réussisse à cracher Est-ce que t-t-tu veux d-d-d-d-d-danser. Et si jamais je bégaie le jour de mon mariage et que je n’arrive même pas à dire « Oui » ? »
« Le Pendu aimait bien les mots qui commencent par Y, aussi, mais depuis un moment, il leur préfère la série des S. C’est une mauvaise nouvelle. Allez jeter un œil dans n’importe quel dictionnaire et regardez quelle est la plus grosse section : c’est celle du S. Il y a au moins vingt millions de mots qui commencent par N ou S. La deuxième chose que je crains le plus après le déclenchement d’une guerre nucléaire par les Russes, c’est que le Pendu s’intéresse aux mots commençant par J : si jamais ça arrivait, je ne saurais même plus dire mon propre prénom. Il faudrait alors que je fasse officiellement la demande pour en changer, mais papa ne voudrait jamais.
La seule ruse qui marche avec le Pendu, c’est de toujours penser une phrase à l’avance, et si on voit qu’il y a un mot qui fait bégayer, on change la phase pour ne pas avoir à l’utiliser. Bien sûr, il faut savoir le faire sans que la personne à qui on parle s’en rende compte. Je regarde pas mal dans les dictionnaires, ça aide à plonger sous la vague, mais il faut se rappeler qui on a en face de soi (si je parlais à un autre garçon de treize ans et que j’utilise le mot « mélancolique » pour éviter de buter sur « triste », par exemple, tout le monde se moquerait de moi, parce que les enfants ne sont pas censés utilisés des mots d’adultes comme « mélancolique ». Pas au collège public d’Upton-upon-Severn, en tout cas). »
Cette difficulté à parler, à se montrer tel qu’il est aux autres, s’accompagne de la création de deux démons qui le contrôlent : le Pendu, symbole de cet achoppement langagier, et le Minable, moteur de sa couardise. Jason devra donc affronter ses démons et se rendre au fond des forêts, lieux des épreuves, pour être un argonaute et conquérir sa toison d’or… S’extérioriser pour ne pas se laisse enfermer, voire mourir. C’est peut-être aussi ça qu’il faut comprendre avec ces doubles, ces jumeaux, ces fantômes dont on a trace dans le roman, ne serait-ce qu’à travers les palimpsestes manqués du Pendu et du Minable. Janus implique de ne pas regarder uniquement dans une direction, de ne pas se laisser enferrer dans son « petit moi » Changer sa façon de voir, c’est changer sa vie…
David Mitchell, avec Le fond des forêts, nous offre plus qu’un livre sur l’adolescence, ses émois et leurs atermoiements. Il nous montre la vie, dans ce qu’elle a de plus vivace, de plus dur et de plus encourageant, grâce à une polyphonie et un réalisme efficaces.[Gwenaël Jeannin]
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