La chamade de Françoise Sagan : « Le bonheur était sa seule morale »

La chamade est le 6e roman de Françoise Sagan (après une série de pièces de théâtre notamment), publié en 1965, alors qu’elle avait 30 ans (âge également qu’elle donne à son héroïne Lucile, rajeunie à 25 ans dans l’adaptation ciné de 1968 avec l’éclatante jeune Deneuve dans le rôle titre) et mère d’un fils de 3 ans. Dans la lignée de ses précédents opus, Sagan poursuit son exploration des affres de l’amour chez les riches parisiens de son milieu bourgeois, de l’ambiguïté des sentiments, leur part d’ombre, leurs paradoxes, les dilemmes du cœur, ou encore la cruauté de la séduction. Ici c’est la définition de l’amour heureux qui se trouve plus particulièrement questionnée ou plus précisément l’amour peut-il suffire au bonheur ? Tandis que lui fait écho la maxime de l’argent qui ne le ferait pas… Pour répondre à cette équation, abandonnant le triangle amoureux, elle met ici en scène un quatuor de deux couples de générations diverses, et s’amuse à déplacer les pions de ce nouvel échiquier à plusieurs variables…

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[quote]Ton cœur bat très fort, dit-elle. C’est la fatigue ?
– Non, dit Antoine, c’est la chamade.
– Qu’est ce que c’est exactement la chamade ?
[/quote]

Comme toujours chez Sagan, l’intrigue est simple et se construit autour du personnage central de Lucile, jeune et jolie trentenaire, « montée à Paris », vivant aux crochets de son richissime « partenaire », le paternaliste quinqua, Charles, et jouissant grâce à lui d’une vie insouciante et confortable la dispensant de « perdre sa vie à la gagner » selon l’expression.
« Elle ne travaillerait pas plus aujourd’hui que les autres jours. Elle en avait grâce à Charles, perdu l’habitude. » Une femme « entretenue » et qui l’assume… (plus ou moins!).
Comme le disait Balzac, dans une relation il y en a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie. Alors qu’elle nourrit pour lui une simple tendresse emprunte de compassion, lui se languit d’amour pour elle. Malgré tout, Lucile est heureuse et s’accommode de cet « arrangement » qui lui garantit une vie facile et agréable même si elle rime aussi avec ennui et solitude… Mais cette petite bulle de bonheur paisible sera bientôt troublée et même bouleversée par sa rencontre avec Antoine de son âge, jeune éditeur de condition modeste, également amant d’une femme fortunée et de 15 ans son aînée. Malgré eux, les deux jeunes premiers tomberont fou amoureux, conduisant Lucile au dilemme de devoir choisir entre son confort bourgeois et son respect de Charles ou son amour pour Antoine et une vie moins aisée financièrement.

Le tout sur fond de société dorée et frivole parisienne chère à l’auteur où se succèdent dîners mondains arrosés de force whisky, cocktails, théâtres dans les quartiers huppés de Saint Germain des près, de l’avenue Montaigne, de Neuilly ou du pré Catelan, dans des appartements emplis de maîtres d’hôtel ou « inondés de fleur fraîches ». Autant de décors dans lesquels les deux protagonistes noueront leur idylle avant d’en être exclus.
Sagan reconstitue sa petite tribu de noctambules chics (« Mes frères alcooliques, aimable tribu débonnaire des nuits de Paris… » qu’elle aimait « suivre, de bar en bar, de voiture en voiture », comme elle les dépeint dans Toxique) qui aiment autant disserter que cancaner sur les uns et les autres. Sagan brocarde aussi gentiment au passage les babillages snobs pseudo-culturels de l’assemblée. Sans oublier la figure de dandy pédéraste qu’elle affectionne, ici Jean dit « Johnny », quinquagénaire aimant lui aussi reluquer les petits jeunes… Un parfum d’immoralité et de scandale les auréole comme l’illustre par exemple la réflexion cynique de Claire sur les hommes riches, « une espèce qui devenait précieuse et rare à une époque où les seules personnes vraiment entretenues luxueusement étaient les hommes à hommes. »

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Lucile dans « La chamade » : une femme ambivalente…

Lucile est un personnage dont on ne sait finalement pas grand-chose, caractérisée comme « insaisissable ». Ancienne journaliste sans le sou, avec à charge une mère en province, blessée par l’amour, jeune femme rêveuse montée à Paris, elle s’est retrouvée on ne sait comment propulsée -ou réduite- au rang de jeune cocotte, une poupée qui revêt les robes qui plaisent à son « bienfaiteur ». Aussi brune dans le livre qu’elle est blonde à l’écran sous les traits de la gracieuse et gracile Deneuve, avec des yeux bleu-gris pour toute description physique.

Il serait facile de prime abord de qualifier Lucile de femme vénale ou bassement matérialiste. Mais les choses sont un peu plus complexes que cela. Le personnage est difficile à appréhender car pétrie de contradictions et de paradoxes. Alors que d’un côté, elle ne cesse d’affirmer (ou de chercher à se persuader?) qu’elle n’est pas dépendante à l’argent et au luxe, comme à son « manteau de Laroche », elle distille un certain nombres de commentaires ambigus, par exemple au sujet de l’importance de l’argent elle dit le trouver « commode, c’est tout. » ou encore que « le luxe est une chose très agréable en vérité » (le dernier adverbe illustrant tout son paradoxe). Lors de son retour dans le cocon cossu de Charles avec sa gouvernante et son chauffeur, elle se sent « au chaud, à l’abri ».
A l’opposé, elle clame que « les décors la laissent parfaitement indifférentes » mais la chambre simple de son amant finira par l’insupporter ou encore qu’elle « ne veut rien posséder » car elle a « horreur de la possession ».
On nous dit aussi qu’elle aurait vaguement travaillé dans un journal « de gauche » mais choisit de se mettre en couple Charles incarnation parfaite du capitaliste friqué…
Contrairement à son apparence et son ton « tranquille(s) », il semble que Lucille soit un être un peu plus tourmenté mais qui a décidé de réprimer ses doutes : « elle s’était posé beaucoup de questions aussi avant de devenir cet animal bien nourri, bien vêtu et si agile à éviter toute complication. » C’est ainsi qu’elle préfère s’amuser d’elle-même et de jouer son rôle
de « femme entretenue, une femme cynique » comme elle se qualifie, faisant écho aux pensées d’un Antoine confus : « Après tout, elle vivait des bons soins de Blassans-Lignères, c’était une femme entretenue, elle pouvait trouver de jeunes mâles comme lui partout. »

Malgré tout ses scrupules lui reviennent « en pleine figure », tel un Dorian Gray dont les « vices » s’impriment sur son portrait. C’est ainsi qu’en contemplant de petites rides sur son visage, elle les caractérise comme des « marques de facilité, d’oisiveté… » qui lui font horreur, de même que son « snobisme définitif et exaspéré » pour lequel elle s’auto-réprimande.
Sa situation ne lui est donc pas si simple et naturelle malgré tous ses efforts pour s’en convaincre. Derrière cette brillante façade, Sagan met à jour progressivement les accrocs qui font s’écailler son parfait vernis.

Si l’on replace l’histoire dans le contexte de l’époque des années 50/60, l’attitude de Lucile est plus compréhensible, alors que très peu de femmes encore travaillaient. Le modèle était plutôt la femme au foyer s’occupant de son mari et de ses enfants.

Toutefois Lucile ne correspond pas non plus à cet archétype (pas plus que Sagan!), si l’on regarde d’un peu plus près son portrait psychologique que l’auteur développe avec son talent pour saisir ses nuances et ses paradoxes. Son caractère est en effet plus complexe qu’il n’y paraît. Elle est avant tout une hédoniste qui aime respirer le vent printanier, l’air de la nuit et les odeurs de terre exaltées par la pluie, ou fumer le matin à jeun « même si elle avait tort ».
Sagan livre au passage de riches descriptions sensorielles de Paris (qu’une Colette n’aurait pas renié!), au fil des saisons, alors que la nature parvient à s’infiltrer dans ses rues : « elle attendait l’été, elle le reconnaissait à chaque parfum, à chaque reflet sur la seine, elle devinait déjà cette odeur de poussière, d’arbres et de terre qui envahirait bientôt le boulevard Saint Germain. »
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Elle se félicite de n’avoir « aucun projet ni aucun souci », et tient plus que tout à sa « liberté » pour sillonner Paris le nez au vent dans son cabriolet ou flemmarder en lisant Faulkner à une terrasse. Sacrifier cette liberté à des heures de bureau ennuyeuses est un effort contre-nature auquel elle ne parvient pas à se résoudre, d’où son allergie irrémédiable au « travail » pour lequel elle déclare avec humour « ne pas avoir de dons ».

Ce que Lucile chérit dans son oisiveté et son train de vie aisé, c’est surtout l’insouciance qu’il lui offre en la protégeant des désagréments ou vicissitudes auxquels doivent se colleter les gens de la « vraie vie ». C’est ainsi qu’elle se plaint de l’autobus et de sa cohue comme d’une expérience « terrifiante » ou encore de marcher sous la pluie car cela va la faire arriver « fatiguée, laide, décoiffée près d’un homme également fatigué », ou encore de « l’infernal régime auquel l’on soumet les gens qui travaillent », tout en regrettant de ne plus pouvoir déjeuner au bar du Plazza et de devoir ingurgiter le repas rudimentaire d’une cantine.

On notera qu’elle entretient la même réticence à la maternité comme entrave à sa liberté : « cet enfant aliénerait définitivement sa liberté et, de ce fait, ne la rendrait pas heureuse » ; « elle n’avait pas envie de cet enfant, elle n’avait envie que de lui » ; « elle était faite pour les hommes, pas pour les enfants »
Une posture encore une fois très anticonformiste, d’autant plus pour l’époque !

De façon générale, son attitude peut paraître scandaleuse ou provocatrice, dans tous les cas dérangeante. Antoine ne sait d’ailleurs pas comment réagir face à la philosophie de cette femme « qui ne vivait que de lectures et d’amour… » Sa vie oisive finit par lui devenir suspecte : « il y avait dans cette vie immobile, un absolu du présent, un dédain de l’avenir quelque chose qui l’effrayait ».
Si ne pas travailler en soi pouvait être acceptable et même respectable chez une femme à l’époque, ce n’était pas pour qu’elle s’épanouisse personnellement, mais pour servir de bonne à tout faire à son mari.

La critique du monde du travail vu par Sagan

Au passage Sagan livre, au chapitre XX de La chamade, une savoureuse satire du monde du travail, de ses « fourmis », de « l’infernal régime auquel l’on soumet les gens qui travaillent », de ses « bureaux gris » où Lucile est contrainte de s’enterrer pour faire plaisir à Antoine, mais ne tiendra pas plus de 2 semaines ! Il faut dire que ce dernier ne la gâte pas et la colle au soporifique bureau des archives d’un journal. Mais quel que soit le flacon, Lucile est, par nature, réfractaire à l’« l’ivresse » de l’ambition : « Elle n’avait pas plus d’ambition que de ténacité, pas plus envie d’avoir un métier que de se tuer »
Et plus encore à « cette comédie humaine accélérée où la flagornerie, la suffisance, la gravité, la médiocrité avaient mené bon train (…) ».
Un monde dans lequel elle ne sent pas à sa place et dans lequel elle ne se résout pas à jouer la comédie à son tour : « Ce n’était pas davantage possible de rentrer dans ce bureau gris (…) et de se mettre à jouer son rôle de jeune femme active, devant des gens qui joueraient leurs rôles de penseurs ou d’hommes d’action. »
Et pour s’en convaincre, quelques lignes des Faulkner (que Sagan disait pourtant ne pas apprécier dans « Toxique ») dans les Palmiers sauvages, vantant les mérites de l’oisiveté, tombent opportunément sous ses yeux et lui serviront de signe révélateur (p 471) confirmant sa vision de « vivre le peu de temps qui nous est accordé ».
On retrouve ici l’idéologie de Sagan qui méprisait le travail « non artistique » donc pas noble, y compris les collaborations presse bien qu’y ayant elle-même succombé (cf son commentaire dans son journal Toxique « Ainsi donc les écrivains tomberaient dans le même piège que les comptables, les industriels et autres abrutis de travail. »)
Toutefois à la différence de Lucile, Sagan, qui partage son goût de luxe, gagnait sa vie et se tenait à une discipline de travail d’écriture stricte !

On décèle aussi à travers ses divers commentaires sa conception élitiste d’essence aristocratique, celle de ne pas se salir les mains au travail pour « gagner sa vie » mais au contraire rester libre pour se cultiver et jouir des plaisirs raffinés de la vie… A cela s’accompagne un regard condescendant sur le populaire comme lorsqu’elle décrit « les gens gavés d’ennuis, de soucis, d’une télévision stupide, de journaux insanes… », ou son dédain pour l’épouse d’un collègue d’Antoine qui aimait se « débrouiller ». Cela reste probablement la conception des « gens de lettre » et des écrivains encore aujourd’hui pour qui l’entreprise reste la mère de tous les maux et vices de la société (cf. Olivier Adam dont je parlais récemment). Elle décrète encore avec l’une des formules définitives qu’elle affectionne que « Les rapports affectueux, les grands élans de sentiments entre inconnus, cela se passe entre deux whiskies, chez les gens qui en ont les moyens… ». La solidarité entre « gens pauvres » lui semble ainsi suspecte voire utopique. Sous l’humour, on voit bien que Sagan ne plaisante pas tout à fait malgré tout…

On est alors partagé dans l’interprétation du caractère de Lucile : est-elle une idéaliste rebelle à la conception romantique de la vie libre de toute entrave ? Ou au contraire un personnage faible et superficielle qui préfère la captivité de sa cage dorée au vrai amour ? Une femme anti-moderne, anti-féministe, qui se contente du rôle de belle potiche dépendante financièrement d’un homme ? (On notera au passage que Lucile se fait gifler à la fin par Antoine, sans que cela ne l’émeuve plus que cela, cela paraît plutôt bien « mérité », autre époque autres (tristes) mœurs dira-t-on…). Elle semble même jouir étrangement de cette « chosification »: « C’était pourtant bien agréable , cet homme mûr, en face d’elle, qui la contemplait comme un objet inaccessible »

Le cœur ou la raison : réflexion sur les choix amoureux
La liberté dans la dépendance

En filigrane, l’auteur interroge ce qui guide nos choix amoureux, et qui n’est pas toujours l’amour, les petites négociations implicites, conscientes ou non, avec soi-même et avec l’autre aux fondations du couple, loin de l’idéal romantique revendiqué.
Ainsi alors même que les mariages forcés dits mariage de raison, pour raison économique et non d’inclination, n’avaient plus cours, Lucile privilégiera, de son plein gré le premier : un mariage bourgeois de façade, à base de compromissions et de renoncements. Un choix qui peut surprendre voire encore une fois choquer. Mais finalement qui restait encore assez courant, même si non avoué. Les féministes ont d’ailleurs tôt fait de comparer le mariage à une forme de prostitution légale (échange de sexe contre soutien matériel), analogie que Despentes notamment reprenait dans son manifeste « King Kong théorie ».

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Antoine lui pose l’ultimatum de choisir entre l’opulence financière d’un Charles et leur amour au prix de conditions de vie plus modestes.
Après bien des atermoiements, elle décide de tenter de suivre son cœur avant de se rendre compte que ce n’était peut-être pas le bon choix. Sagan revisite la passion vouée à l’échec car ne pouvant résister à la pression et aux difficultés du quotidien. Le mythe du « vivre d’amour et d’eau fraîche », reste une utopie, et l’argent semble finalement un bien meilleur ciment pour le couple.
Mais est-ce vraiment la sécurité et le confort matériels qui motivent Lucile ?
Sagan nous livre quelques clés supplémentaires en réfutant l’idée qu’elle ne fait que « choisir la sécurité », à travers son monologue intérieur qui met en avant encore une fois son caractère romantique et idéaliste avant tout : « Elle comprit que c’était ce qui l’attachait à lui, bien plus que tout sentiment de sécurité. Il acceptait son irresponsabilité, il entérinait le choix inconscient qu’elle avait fait 15 ans plus tôt, de ne jamais quitter son adolescence. Ce même choix qui, sans doute, exaspérait Antoine. »,

Toutefois on pourra objecter qu’elle reste une « adolescente » bien conservatrice et fade en acceptant de dépendre financièrement d’un homme pour qui elle n’a même pas de sentiments et avec qui elle éprouve de la « solitude »…, accréditant au passage l’idée patriarcale que les femmes sont des « mineures » au plan civil/légal, ayant besoin d’être « sous tutelle », à l’époque de Beauvoir… Mais c’est probablement surtout sa philosophie de vie que Sagan cherche à défendre ici, de façon controversée, elle qui n’a toujours voulu ne se préoccuper que de plaisirs et d’art, jusqu’à sa ruine, dans une pose très dandyesque, faire de sa vie une œuvre d’art. Lucile y fait donc écho sans pour autant se consacrer à la création d’une œuvre comme Sagan.

On pourra aussi mettre dans la balance, le vécu amoureux désillusionné de Lucile qui ne l’a pas rendu heureuse et la rend donc plus encline à une union plus « réfléchie », « raisonnée » que « passionnée »: « elle avait conservé pour l’amour un mélange curieux de considération et de tristesse assez proche de celui qu’elle éprouvait pour la religion : comme d’un sentiment perdu. » Et une relation plus paternaliste qui lui convient mieux, alors qu’elle est en manque d’attache parentale : « je cherche des parents partout, chez mes amants, chez mes amis… ». Autant d’éléments qui ont été omis dans la version filmique.

La séduction face au vieillissement

Sagan, on l’a dit s’amuse à confronter deux couples composés de deux générations différentes et de redistribuer les cartes pour voir le résultat. Telle Colette dans Chéri, elle dépeint l’impossibilité pour une femme d’âge mûre de retenir un amant plus jeune, à travers le personnage de Diane, riche héritière de 45 ans (rajeunie à l’écran sous les traits d’Inès Tunc alors âgée de 34 ans), femme mondaine à l’élégance hautaine. Comme pour Charles, elle dépeint son désarroi à mesure qu’elle réalise le magnétisme qui aimante les deux jeunes premiers et contre lequel elle ne peut lutter.
Sagan aborde ce faisant l’angoisse féminine de perdre son aura physique et son pouvoir de séduction alors que Diane va jusqu’à appliquer un « maquillage de nuit si bien étudié pour cacher les rides sans les approfondir » et considère « sa beauté comme essentielle pour conserver Antoine ». Comme le remarque Lucile à son sujet : « Il n’est pas gai de vieillir pour une femme ».

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Antoine, lui-même confirme ce diagnostique en lançant à Lucile, alors que leur relation touche à sa fin : « Tu es lâche, lâche, et égoïste, Lucile. Tu te retrouveras seule à cinquante ans, sans rien. Ton fichu charme ne marchera plus. » Le vieillissement n’est pas mieux vécu du côté de Charles, même si un homme ne subit pas forcément la même « décote » qu’une femme (voir article : « Femme de plus de 40 ans cherchent désirabilité »). Ce dernier sent bien qu’il ne parvient pas à inspirer chez sa cadette le feu de la passion :  »Elle ne sait pas que j’ai 50 ans et que je suis malheureux comme un animal. » Sagan livre quelques descriptions subtiles sur les marques de l’âge : Les cheveux de Charles devenaient gris en haut, les veines saillaient sur les mains qu’il avait très belles, la bouche se décolorait un peu.
ou encore :  »Dans la lumière crue de l’aube, il faisait vraiment 50 ans et la robe de chambre en foulard, un peu sportive, qu’il arborait, n’arrangeait rien. »

Le rire et l’insouciance: ingrédients de la séduction

Malgré tout, Sagan insiste davantage sur la complicité qui unit Lucile et Antoine que leur attirance physique, en mettant l’accent sur l’importance du rire partagé. « On ne parlera jamais assez des vertus, des dangers, de la puissance du rire partagé. L’amour ne s’en passe pas plus que l’amitié, le désir ou le désespoir. » énonce-t-elle. Un rire qui va rendre Diane ivre de jalousie, elle qui n’a jamais vu Antoine rire avec elle. Un rire qu’elle juge encore pire qu’un baiser échangé. Cela rejoint la conception amoureuse de Sagan, inséparable de l’amitié? comme elle le faisait dire à Paule dans Aimez-vous Brahms ? : l’amour sans amitié est épouvantable ».
De la même façon, Charles incarne la « gravité » avec son « éternel air malheureux » qu’elle tente de « consoler » ou encore de lui apprendre « l’insouciance » : « l’une des plus longues études et l’une des plus difficiles, si l’on était pas doué au départ ».

La valse à trois temps d’une passion vouée à la défaite

Et ce lit qui avait été le plus beau bateau de Paris devenait un radeau à la dérive… 

A travers ce prisme générationnel et social, Sagan revisite, avec acuité, les phases classiques d’une passion, autour des 3 saisons, printemps, été et automne: depuis les premiers regards, premiers échanges, leurs errances dans Paris, dans les petits bars, joyeusement éméchés, leurs virées en voiture dans le Paris nocturne le long de la seine ou traversant le bois de Boulogne, jusqu’au rapprochement progressif des corps passant par la complicité, les jeux de regard, les sourires et le rire donc, jusqu’au feu de l’amour physique qui les consume et les enivre (oui, oui il y a toujours un petit côté Harlequin chez Sagan -où l’on « s’embrasse furieusement« – derrière l’élégance de son phrasé…).
Sagan dit leurs attentes de plus en plus impatientes et leurs retrouvailles fiévreuses, le désir exacerbé par l’interdit, la tension érotique, la « volupté » (leur relation très charnelle s’oppose ainsi à la « tendresse » avec Charles: « il pensait alors qu’il était passé ce jour-là à côté de sa chance qu’il eût dû se consacrer un peu plus à l’esprit de Lucile, un peu moins à son corps, et que s’il l’avait sans doute possédée physiquement, il l’avait parfaitement manquée en tant qu’être humain. » p. 453 ), leurs doutes, l’inquiétude, le manque de l’autre, la lâcheté.
La conception de l’amour chez Sagan s’avère parfois ambivalente ou incongrue comme lorsqu’elle écrit : «(…) par moments, ils étaient si heureux qu’il leur semblait qu’ils ne s’aimaient plus. » Voulant probablement exprimer la fragilité du sentiment toujours menacé d’extinction.
Parmi les moments forts de cette relation mouvementée, Sagan réussit tout particulièrement bien la prise de conscience de Lucile de ses sentiments pour Antoine alors qu’elle s’imagine qu’il l’a abandonnée, une belle scène où Sagan retranscrit avec justesse le tourbillon de ses pensées mêlées de paranoïa amoureuse:
« Mais que vais-je faire de moi si Antoine ne m’aime plus ? » Et sa vie lui apparut dépourvue de sang, de chaleur, de rire, comme cette plaine pétrifiée, recouverte de cendres… », (…) en proie à un tremblement intérieur si violent qu’elle vint au secours d’elle-même. Elle parlait à son corps, à son coeur comme à deux chevaux effrayés ».

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Autre scène charnière de La chamade : le séjour sur la Côte d’Azur, où Sagan montre habilement comment la tentative de Charles de reconquérir Lucile en l’éloignant de son amant va finalement se retourner contre lui en ne faisant qu’accroître son obsession amoureuse et l’aidant même à prendre la décision fatale. L’écrivain capture avec une belle acuité la frustration et la dépendance amoureuses à distance ou comment l’inconscient ne peut s’empêcher d’espérer ou de fantasmer, recréer la présence de l’autre qui vit dans ses pensées, coûte que coûte, contre toute volonté. La résistance de Lucile est vaine à son grand désespoir et malgré le cadre enchanteur qui l’entoure elle reste inconsolable  : « quand elle cessait de se cramponner désespérément aux éléments, quand elle oubliait de constater la chaleur du soleil, la fraîcheur de l’eau, la douceur du sable, le souvenir d’Antoine tombait sur elle comme un cailloux. »
La diversion reste impossible face à l’idée fixe du souvenir amoureux, « les terribles dards de la mémoire » comme Sagan l’image avec force lyrisme (un poil poussif peut-être… 🙂
Lucile expérimente alors une nouvelle inquiétude, une intranquillité qui prend possession d’elle sans qu’elle ne puisse lutter ou y remédier, peu importe le nombre de cocktails qu’elle engloutit. Quand l’amour se transforme en « maladie honteuse » comme elle qualifie son état (à noter qu’au chapitre XVII, alors qu’elle débute sa relation avec Antoine au grand jour, Sagan appelle aussi le bonheur qu’elle ressent alors, « une maladie merveilleuse, bizarre »). Un sentiment qui lui était totalement étranger dans sa relation à Charles où tout est acquis d’avance, où aucun challenge ne lui est posé, aucune menace ne pèse. Ce qui lui convenait parfaitement du moins jusqu’à sa rencontre avec Antoine. Comme elle le constate amèrement, cette rencontre amoureuse, aussi enivrante soit-elle, signe aussi son adieu à l’insouciance et à un bonheur paisible, plus fade certes mais « pratique». Sagan le résume avec philosophie et poésie : « Son amour était là, posé, comme un mur entre elle et le soleil et la facilité, voire même le goût de vivre. Et elle en avait effectivement honte. Le bonheur était sa seule morale, et le malheur s’il vous était infligé par vous-même, lui semblait inexcusable. »

Enfin, il faut aussi mentionner la scène de rupture entre Diane et Antoine où l’on savoure l’art du détail de Sagan et de la mise en scène théâtrale, où chaque mot, chaque tonalité sont parfaitement posés et lui donnent toute son intensité et sa tension faite de gêne, d’hésitations, de présupposés et de croyances non dites, mais aussi les ultimes espoirs, tentatives de sauver ce qui reste éventuellement à l’être, y compris sa dignité en particulier du côté de chez Diane avant de recevoir le coup fatal, d’encaisser le désarroi, de masquer la souffrance, qu’un tel face à face aux allures de duel, et moment de bascule fatidique comporte. Chacun jouant (et composant au fur et à mesure aussi) son rôle et ses dernières cartes… (Sagan les compare d’ailleurs à des acteurs):
« Elle se voyait accomplir un dernier effort d’aisance pour maintenir quelques instants encore le rôle de femme aimée avant d’entrer dans ce rôle, inconnu et terrifiant pour elle, de femme délaissée. »
« Elle attendait, elle attendait que son coeur reparte… »
« Il lui jeta un regard incompréhensif et elle découvrir dans ce regard un monde immuable, masculin, un monde où un homme ne pouvait estimer sa maîtresse s’il ne l’aimait pas. »
La rupture entre les deux sera définitive et n’a rien de comparable avec celle entre Charles et Lucile.
Alors que Diane n’hésite pas à se venger par quelques piques verbales, le premier se la jouera « grand seigneur », et renonce à toute dignité, en restant à la disposition de la dernière, telle une Pénélope, il déclare qu’il va « l’attendre ». Il professe aussi au passage l’issue malheureuse de sa liaison alors que Lucile reste quasi muette pendant tout le temps. La scène est aussi beaucoup plus brève, à peine 2 pages contre 5 pour les premiers.

Avec une construction habile et bien orchestrée, La chamade est probablement l’un des romans les plus réussis de Françoise Sagan. Outre sa réflexion sur le couple et ce qui sous-tend les choix amoureux et de vie de façon générale, elle excelle surtout par la finesse psychologique de ses personnages, où se croisent discours indirect libre, fausse objectivité et subjectivité nous plongeant dans le flux de leurs pensées et révélant subtilement leurs oppositions, paradoxes, méprises, non-dits, hypocrisie ou craintes… Ainsi loin d’une simple bluette, La chamade offre une certaine profondeur et complexité psychologiques qui nous invite à réfléchir, tout en livrant un portrait de femme anticonformiste correspondant à la « vie rêvée » selon Sagan (interview de P.Dumayet de sept. 1965). [Alexandra Galakof]

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