La femme rompue de Simone de Beauvoir : « C’est si fatiguant de détester quelqu’un qu’on aime. »

Publié en 1967, La femme rompue de Simone de Beauvoir est un recueil de trois nouvelles écrit à la suite de ses principaux romans dont notamment Les Mandarins qui lui valurent le prix Goncourt en 1954. Moins connu (et éreinté par la critique de l’époque*) mais gagnant ces dernières années une nouvelle visibilité avec notamment une adaptation au théâtre portée par Josiane Balasko en 2016, le recueil La femme rompue est notamment plébiscité pour son exploration juste et toujours férocement d’actualité sur la problématique intemporelle du vieillissement au féminin et ses portraits de femmes, aux dialogues percutants, même si son style peut être jugé par certains « dépassé » ou juste « soutenu » pour d’autres. Trois femmes, entre 40 et 60 ans, en pleine crise existentielle, y livrent leurs déceptions, colères, solitude, douleurs face à la trahison d’un fils, l’infidélité d’un mari, le rejet d’une famille et de toute une société. Âge différent, classe sociale différente mais toujours cette même rage face à l’incompréhension, l’injustice et les obstacles liés au destin féminin. Livre parfois difficile d’accès par l’immersion réclamée par Beauvoir en particulier de cette femme de 60 ans qui prend violemment conscience du temps qui passe ou les inquiétudes de Monique, femme trompée, rompue… Dernière fiction de Simone de Beauvoir qui rend hommage à la femme en détresse et donne ses lettres de noblesse à ce désespoir souvent de l’ombre.

Clémentine Beauvais, auteur de romans jeunesse, l’a lu et en livre une analyse enthousiaste sur son Instagram que nous re-partageons ici ainsi que son hommage à Beauvoir romancière souvent sous-estimée :

– C’est drôle, ai-je dit. Nous sommes d’accord sur tous les points; et pas sur celui-ci: je ne vois pas ce qu’on perd à vieillir.
Il a souri :
– La jeunesse.
– Ce n’est pas un bien en soi.
– La jeunesse est ce que les Italiens appellent d’un si joli nom: la stamina. La sève, le feu, qui permet d’aimer et de créer. Quand tu as perdu ça, tu as tout perdu.

La femme rompue Simone de Beauvoir - Critique

Quand on a tellement vécu pour les autres, c’est un peu difficile de se reconvertir, de vivre pour soi. Ne pas tomber dans les pièges du dévouement : je sais très bien que les mots donner et recevoir sont interchangeables et combien j’avais besoin du besoin que mes filles avaient de moi.

Tiercé de drames conjugaux bourgeois, L’âge de discrétion, contemplatif et plutôt tendre, « Monologue« , brève explosion, et puis, et puis… La pièce de résistance, « La femme rompue« , formidablement malaisant, à tel point que j’ai dû le lire en deux soirées tellement il est dérangeant, ce journal intime d’une femme mariée de 44 ans qui apprend que son mari la trompe, et continue, tenace et désespérée, à croire en leur mariage…

Il tenait à moi comme une vieille habitude, mais je ne lui apportais plus aucune joie.

La mauvaise foi dans toute sa splendeur, et en même temps il est impossible de ne pas avoir pour elle une empathie profonde, alors que toutes ses certitudes se délitent, qu’elle se met à douter de tous ses choix et de tout ce qu’elle estimait être l’œuvre de sa vie, sa famille, son couple, ses filles, sa maison. Claustrophobie absolue.

J’ai choisi de me terrer dans mon caveau ; je ne connais plus le jour ni la nuit. Quand je vais trop mal, quand ça devient intolérable, j’avale de l’alcool, des tranquillisants ou des somnifères. Quand ça va un peu mieux, je prends des excitants et je me jette dans un roman policier: j’en ai fait une provision. Quand le silence m’étouffe, j’ouvre la radio et m’arrivent d’une planète lointaine des voix que je comprends à peine: ce monde a son temps, ses heures, ses lois, son langage, des soucis, des divertissements qui me sont radicalement étrangers. A quel degré de laisser-aller on peut atteindre, quand on est entièrement seul, séquestré !

A travers ses mots, on entrevoit le fantôme de l’autre femme, un peu plus jeune, indépendante, brillante avocate, qu’on ne peut pas détester tout à fait, ni elle ni le mari, lâche et déchiré mais amoureux…

C’était comme un affreux psychodrame où on joue la vérité. C’est la vérité, mais on la joue.

Souvent on me demande, « mais quand tu dis que t’es fan de Beauvoir, tu veux dire des essais et des mémoires, hein, pas des romans ?! » Mais si, mais si, pour moi c’est AUSSI une grande romancière – Les Mandarins son chef-d’œuvre, de loin, mais les autres ne déméritent pas. Moi j’aime son côté gros camion philosophico-psychologisant, ses dialogues stylisés, son écriture parfois un brin vulgaire, ses personnages crispants, son sens de l’observation de la vie bourgeoise. Celui-ci donne une impression, du début à la fin, d’ongles vernis crissant sur un tableau.

C’est si lisse une vie, c’est clair, ça coule de source, quand tout va bien. Et il suffit d’un accrochage. On découvre que c’est opaque, qu’on ne sait rien sur personne, ni sur soi ni sur les autres: ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, ce qu’ils font, comment ils vous voient.

Résumé des 3 nouvelles :
Dans la première, la narratrice doit affronter un terrible différend politique qui l’oppose à son fils unique. Dans la dernière, une autre femme décrit une autre épreuve, cette fois-ci conjugale. Alors que ces deux nouvelles sont écrites dans un style réaliste, la seconde s’en écarte pour adopter le “flux de conscience”.

Josianne Balasko sur le personnage de La femme rompue qu’elle a interprété au théâtre :

« Au départ je l’ai trouvée monstrueuse, puis je lui ai accordé des circonstances atténuantes. Je la défends même dans sa mauvaise foi, elle se pare de qualités qu’elle n’a pas et juge les autres très violemment. Elle est dans le déni et on découvre peu à peu pourquoi… » juge l’actrice.

« C’est un jet de fiel peu commun pour Beauvoir. Il y a des moments douloureux, d’autres assez drôles. Sa mauvaise foi est risible. (…) Une incarnation de l’aliénation de la femme « dépendante du mari et qui, n’existe pas en dehors des rôles d’épouse et de mère irréprochable. C’est encore le cas pour certaines femmes d’ailleurs… Ce texte avait été très mal reçu parce que cette femme transgresse en permanence, parle de choses très triviales avec un langage ordurier, souvent celui des hommes… » (source : extrait interview Paris-normandie.fr)

*Réception critique à sa publication : La plupart des critiques littéraires- masculins- considéraient cette œuvre comme des confessions à caractère autobiographique, la qualifiant de lecture pour midinettes. Ils trouvaient en général que ce livre était sans importance et d’un niveau peu élevé. Pour certains, le simple fait que les nouvelles aient été publiées dans un magazine féminin suffisait pour les placer avec dénigrement dans la catégorie des romans à l’eau de rose. Mais des féministes, elles aussi, réagirent de façon négative à la publication de ce recueil. Elles trouvaient que les personnages principaux n’étaient pas des femmes fortes, qui prenaient leur destin en main, mais des femmes totalement soumises à leurs époux et à leurs enfants.

L’intention de Beauvoir avait justement été de montrer des contre-exemples. Les trois nouvelles mettent en scène des femmes qui vivent uniquement pour les autres, et tout particulièrement pour leurs époux. De nombreux lecteurs pensaient que c’était une œuvre autobiographique et que les thèmes qui y sont abordés, la vieillesse, l’abandon et le désespoir, étaient tirés de ce qu’elle avait vécu personnellement. Les lectrices d’Elle, notamment, réagirent en masse, envoyant des lettres où elles exprimaient leur compassion pour les principaux personnages de ses récits. Simone rejeta radicalement ces témoignages de soutien, affirmant que ces femmes étaient elles-mêmes soumises ou domptées, où du moins en bonne voie de l’être.

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