Suite à la chronique sur le roman « Pas son genre » de Philippe Vilain, adapté au cinéma en 2013 par le réalisateur belge Lucas Belvaux, voici quelques extraits choisis des interviews de ce dernier, à la fois sur le livre, les personnages et sur le thème des clivages culturels. Il livre notamment une analyse très intéressante (que n’aurait pas renié une Annie Ernaux !, qu’il cite d’ailleurs) sur l’évolution du rapport à la « culture » comme marqueur social entre les classes:
Sur la violence culturelle:
« On observe actuellement une réaction, un déni, un refus absolu de la culture, qui creuse l’écart entre les classes. Pendant un siècle, on a nourri l’idée que la culture pouvait transcender les classes via la notion d’éducation populaire pour « élever les masses » selon l’expression d’alors. On a ainsi eu de grands héros populaires tels que Picasso, Signoret, Reggianni, Camus, Sartre même Victor Hugo incarnant la figure de « l’intellectuel de gauche ». Ca n’a plus fonctionné les partis populistes face à la perte de la bataille sur le plan culturel, se sont mis à accuser la culture d’émaner forcément des classes dominante, supérieure, en inventant des mots comme « bobo ». Le principe est devenu que la culture n’était pas un « truc » pour les classes populaires.
La violence cultuelle est une violence sourde, probablement pire que toutes les autres, que la violence sociale, politique, physique. Elle a à voir avec le plus profond de l’individu.
Chacun a sa culture, se réfère à des grilles culturelles, chacun a des goûts très profondément ancrés dont on ne se rend pas compte nécessairement que ça vient de quelque part, d’un milieu social, d’une éducation.
On a l’impression qu’on aime ce qu’on aime parce que c’est notre goût et que c’est comme ça. Pas tant que ça… ou pas entièrement en tout cas. Ce qui fait que lorsque nos choix culturels sont remis en question, jugés méprisés,
cette violence-là est extrêmement profonde et intime, des blessures impossibles à cicatriser on ne s’en remet pas.
Dans une histoire d’amour, on ne peut pas les surmonter. » (source : itw vidéo d’Allociné)
La fracture culturelle: La culture, d’agent fédérateur à diviseur…
« La culture est devenue un enjeu politique profond, mais qui s’est inversé avec le temps. En gros, pendant un siècle, la culture a été pensée par la gauche, le Parti Communiste, avec l’idée que la culture pouvait transcender les classes sociales. Or, depuis trente ans, ce n’est plus le cas. On a l’impression que la culture – ou l’inculture d’ailleurs, qui est revendiquée parfois fortement – devient un clivage supplémentaire, qu’elle divise les gens au lieu de les rassembler. On le voit, et ce même dans le langage. Quand on dit de quelqu’un que c’est un ‘intello’, c’est devenu péjoratif, c’est assez effrayant. On voit par exemple que malgré tous les efforts, l’opéra reste quelque chose d’interdit à certaines catégories de la population… Les partis populistes ont beaucoup travaillé là-dessus : l’idée que tout à coup il fallait couper les intellectuels ou les artistes des classes populaires… Évidemment, puisque c’était la gauche qui avait gagné la bataille culturelle pendant très longtemps ! On parlait d’intellectuels de gauche, alors qu’on a rarement parlé d’intellectuels de droite. Même s’il y en a eu, c’était toujours un peu suspect. Ça, la droite l’a compris. Elle a compris à un moment qu’elle avait perdu cette bataille-là, et qu’il lui fallait donc renverser la donne d’une manière ou d’une autre.
Il y a encore trente ans, on pouvait se rencontrer autour de la culture. Il y a eu les maisons de la culture d’André Malraux, l’éducation populaire… Tout ça est parti en vrille ! Maintenant, les gens ne veulent plus entendre parler de culture. On parle de films d’intello, de films d’auteur, tout ça fait fuir les gens ! Ils n’ont plus la curiosité d’y aller, alors que pendant très longtemps il y a eu ces espèces de héros populaires, Sartre, Camus, Yves Montand, Simone Signoret, des gens comme ça. Picasso ! Picasso, c’est très étrange : c’est un artiste à l’œuvre compliquée et pourtant il était une espèce d’étendard du Parti Communiste, même s’il n’a jamais vraiment été au PC. Les classes populaires se retrouvaient alors dans cette idée que la culture élevait les individus, qu’il n’y avait pas que l’argent dans la vie. Maintenant, c’est fini. Cela m’intrigue. La sociologie travaille pas mal là-dessus, des auteurs également comme Annie Ernaux et d’autres. Et je pense qu’il y a des combats à mener. Mais c’est cyclique aussi, peut être qu’il y aura un retour de balancier à un moment ou à un autre. Mais il ne se fera pas tout seul… »
Redonner ses lettres de noblesse à la culture populaire :
« Le terme « élites » n’a pas de sens dans ma bouche. On va dire que les classes cultivées, ou les gens de culture dirons-nous, ont été un peu méprisants aussi par rapport à cela. Puis, depuis quelques années, depuis quinze/vingt ans disons, on sent quand même qu’il y a quelque chose qui bouge de ce côté-là. La chanson est de nouveau envisagée comme quelque chose d’intéressant. Même le sport ! Il y a un regard différent sur le sport : on voit des cinéastes, des critiques de cinéma, des intellectuels écrire sur le sport, s’y intéresser… Le sport serait censé être l’un des « opiums » du peuple, mais on peut le voir différemment aussi, ce peut être quelque chose de grand ! On voit bien l’impact du cyclisme par exemple, ce que cela raconte quand c’est bien écrit, et curieusement c’était plutôt des intellectuels de droite qui ont réhabilité le sport… » (source: extrait interview « Le mauvais coton », mai 2014)
A propos des personnages du roman (Jennifer, coiffeuse et le narrateur, prof de philo) :
« Jennifer est un personnage chaleureux, vivant, c’est ce qui la qualifie le mieux, je crois. Elle vit tous ses sentiments pleinement, elle est maîtresse de sa vie, consciente, et elle ne se laisse pas faire.
Il a fait teindre Emilie Dequenne en blonde pour ressembler d’avantage à « l’image fabriquée que constitue son personnage de fausse blonde naïve et prête à tout pour plaire. Pour Jennifer, « les hommes préfèrent les blondes », forcément. Et puis ça illumine son visage. Ça fait partie de sa volonté d’être toujours « au top », de son refus absolu de se laisser aller, d’abandonner, de renoncer. »
L’actrice Emilie Dequenne ajoutait : « Je pense que la très bonne idée qu’a eue Philippe en écrivant le personnage de Jennifer, c’est de la faire intelligente, ouverte. Il stéréotype ses goûts, son habillement, etc., mais il lui offre sa noblesse car elle est généreuse et quand elle aime les choses, elle les aime entièrement, pleinement et… noblement. Pour elle, par exemple, la musique de variétés est un art noble, elle ne le vit pas comme étant quelque chose de subalterne ou de particulièrement léger. D’ailleurs elle chante plutôt de belles chansons, y compris musicalement, ce sont des choses assez riches et difficiles à chanter. Je ne pense donc pas qu’il y ait la moindre moquerie dans le film. La façon dont elle envisage la musique va d’ailleurs avec sa vie, va avec ce qu’elle est, avec sa volonté de tout le temps tout arranger, tout enjoliver, de ne pas se laisser abattre. »
A propos du personnage masculin, Belvaux commentait: « Lui est plus dans le contrôle. C’est quelqu’un qui se réprime, qui ne se laisse pas aller. Il subit une autre forme de violence sociale. Il a une espèce de surmoi sur-développé. Il reste dans ses codes et il s’interdit beaucoup de choses, alors qu’elle ne s’interdit rien, qu’elle suit son plaisir et son bonheur quand il y en a. Partout où il y a du bonheur à prendre, elle le prend. »
Différence entre l’adaptation filmique et le roman :
« Si, dans le roman original, l’histoire est racontée à la première personne, pour son adaptation sur grand écran, Lucas Belvaux s’est éloigné de ce type de narration, donnant la parole non plus uniquement à Clément, le prof de philosophie, mais aussi à Jennifer, la fille dont il tombe amoureux : « J’ai choisi de rééquilibrer les points de vue, afin de regarder les deux personnages à la même distance, de les traiter de la même façon parce que, finalement, malgré leurs différences, je suis aussi proche d’elle que de lui. »
Sur le lieu de l’histoire (choix de la ville d’Arras):
« Les carnavals, les fanfares, la bière, les frites, la convivialité (…) Je n’ai pas eu à tricher, c’était dans le livre ! Les deux grandes places d’Arras m’apparaissent comme des décors de théâtre, des toiles peintes« . (source : dossier de presse du film)
A lire aussi : la chronique du roman Critique littéraire et extraits « Pas son genre » de Philippe Vilain
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