Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, prix du public au festival d’Angoulême en 2011, cette bande dessinée (ou roman graphique?), imaginée à l’âge de 19 ans, a gagné une incroyable notoriété en 2013 alors que son adaptation ciné (« La vie d’Adèle » réalisé par Abdellatif Kechiche) remportait la palme d’or au Festival de Cannes. Un succès auréolé de diverses controverses. Outre certaines scènes sulfureuses ou les « galères de tournage », l’auteur s’était aussi manifestée sur son blog pour analyser le film qu’elle juge bien différent de son œuvre, sans pour autant dévaluer la vision du réalisateur. « C’est une autre version / vision / réalité d’une même histoire », écrivait-elle en juin dernier. Sur la polémique des scènes de sexe, son discours juge non pas le traitement esthétique mais plutôt la vision/le message que celui-ci véhicule sur l’homosexualité féminine.
Elle déplorait ainsi « un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui [l]’a mise très mal à l’aise. »
Car le grand intérêt de ce livre reste malgré tout, à une époque où l’homosexualité reste encore taboue et condamnée, de mettre en lumière ces couples « maudits » et comment vivre, aimer et s’épanouir lorsque l’on est « homo ». C’était d’ailleurs l’objectif revendiqué de l’auteur : « Ce qui m’intéresse avant tout c’est que moi, celles/ceux que j’aime, et tous les autres, cessions d’être: – insulté-e-s, – rejeté-e-s, – tabassé-e-s, – violé-e-s, – assassiné-e-s »
Une volonté assumée donc de lever le voile, d’expliquer, de dénoncer aussi sans doute, de faire accepter. Une histoire d’amour certes, mais aussi quelque chose de politique qui se profile en filigrane, quelque chose sur la société, le problème de la société avec l’homosexualité.
En revanche, Kechiche revendique un ton non militant : « La problématique de l’homosexualité, je ne voyais pas pour quelles raisons je l’aborderais spécialement, car la meilleure façon, si je devais avoir un discours sur ce sujet, ce serait de ne pas en avoir, de filmer cela comme n’importe quelle histoire d’amour, avec toute la beauté que cela comprend« .
Tout cela mérite de se pencher sur ce livre et remonter aux sources de ce grand déballage médiatique qui a parfois occulté le fond et la forme…
La première chose qui frappe et attire c’est ce titre en forme d’oxymore poétique, qu’on pourra interpréter de multiples façons. Ce titre renvoie bien sûr à la chevelure bleue de l’une des deux héroïnes, Emma, la mystérieuse et fascinante étudiante en art qui fera succomber l’innocente Clémentine, encore lycéenne et en quête de son identité sexuelle et amoureuse.
La trame de l’album se résume d’ailleurs à cela. Une rencontre déterminante, une découverte, une révélation sur soi. L’homosexualité, telle qu’elle est décrite dans le livre, tient en effet de la révélation, quelque chose de caché, de tapi en soi, presque inconscient et pourtant bien présent mais incompris, refoulé. La jeune héroïne, Clémentine en fera l’expérience déstabilisante.
L’adolescence est cet âge universellement associé à la transition, la construction de son être adulte marqué entre autre par la découverte de l’amour et de sexualité, deux actes fondateurs.
Mais lorsque ceux-ci se doublent d’une orientation « non conforme » à celle prônée et presque imposée par la société, ce rite de passage en devient encore plus troublant et délicat.
C’est ce que raconte, plutôt subtilement, Maroh dans ce livre avec des scènes qui mêlent fantasme, onirisme et subconscient, soulignant la tourmente intérieure de cette jeune-fille qui ne comprend pas ce qui lui arrive et les étranges attirances qu’elle ressent, contre son gré.
Après l’échec de sa tentative de relation hétéro, elle apprendra progressivement à accepter ses désirs plus profonds. Un cheminement initiatique, entre moqueries de ses camarades de lycée, volonté d’être dans la norme et attraction-répulsion pour ce monde occulte des bars homos, des rencontres, de la séduction.
Le cœur du livre repose sur LA rencontre avec celle qui sera son premier amour. Une rencontre faite de diverses occasions manquées, de désirs contrariés avant d’éclater passionnément comme le font les histoires qui ont été longtemps retardées et désirées.
Cette histoire d’amour reste malgré tout avant tout une histoire sensuelle, physique, de corps.
La sexualité, l’attirance physique, apparaissent prépondérantes par rapport aux sentiments qui les sous-tendent néanmoins.
Et c’est peut-être ce qui explique le parti-pris de Kechiche même si chez Maroh elle reste souvent suggérée ou fantasmée avant le passage à l’acte.
Si les deux protagonistes ne se jettent pas immédiatement l’une sur l’autre, on ne peut pas dire que leurs dialogues soient particulièrement enivrants ou témoignent d’une connexion intellectuelle aigue. Hormis ses cheveux bleus, Emma n’a rien de particulièrement singulier ni ne possède un esprit hautement captivant (du moins cela ne transparait pas dans les dialogues), même si l’histoire voudrait nous le faire croire. Son personnage reste plat et déceptif sur ce point. Le jeu de chassé-croisé qui se joue entre elles, les attentes fébriles à côté du téléphone à fil (eh oui le portable n’existait pas encore à l’époque, dans les années 90), les dilemmes, la fascination, la tension presque violente physique, les effleurements, les jeux de regard, le rapprochement progressif…, tout cela reste des « classiques » qu’elle restitue avec justesse d’ailleurs. On retrouve l’atmosphère des liaisons torrides de Superstar d’Ann scott, écrit 13 ans plus tôt en 2000.
A ce sujet, elle commentait dans une interview : « Ce que j’aime (…) dessiner (…), c’est d’essayer de retranscrire tout le bruit alentour, tout un séisme intérieur, en gardant les images muettes, sans texte. »
La différence ici est que cela se joue entre filles, sous le regard réprobateur de la société, aussi bien au lycée que dans les cafés où elles échangent quelques gestes de tendresse anodins.
Et puis, il y a cette fameuse scène clé, leur « première fois », l’acte fondateur.
L’auteur se dit particulièrement satisfaite de ses planches, plutôt sensibles. Il est vrai qu’elle a réussi à restituer, sans voyeurisme, ce moment crucial, ce vertige où deux peaux, deux corps se touchent et s’unissent, comme un moment presque sacré, où est portée une grande attention aux petits détails et à la gestuelle. Avec le même brio que Ludovic Debeurme dans son roman graphique « Lucille ». Elle déclarait : « Ce que j’avais envie de mettre en scène c’est la communion. »
Ici encore il est intéressant de placer en miroir l’approche du réalisateur qui expliquait : « Nous avons tourné ces scènes [ de sexe ] comme des tableaux, des sculptures. On a passé beaucoup de temps à les éclairer pour qu’elles soient vraiment belles, après, la chorégraphie de la gestuelle amoureuse se fait toute seule, avec le naturel de la vie. Il fallait les rendre belles visuellement donc, mais tout en gardant la dimension charnelle. »
La deuxième partie du récit paraît en revanche plus bancale et maladroite. Il y a tout d’abord cette scène un peu poussive et peu crédible du « frigo » qu’on a du mal à comprendre, comme si l’héroïne cherchait à provoquer volontairement en prenant le risque de s’exposer ainsi (même dans un contexte hétéro, le geste paraîtrait déplacé en fait, vis à vis des parents d’une lycéenne).
La fuite ensuite, la rupture familiale -qui correspondent en revanche bien à des réalités trop souvent vécues- et leur vie à deux ne sont malheureusement qu’esquissées, survolées, l’auteur accélère dans le temps pour aboutir au drame final sans que le lecteur n’ait eu le temps de vraiment comprendre les enjeux affectifs et de se sentir concerné par cette relation TGV. Les problématiques sont abordées superficiellement et le plus grand reproche qu’on pourrait faire à l’ouvrage de façon générale est son manque de profondeur psychologique. Outre les dialogues plutôt plats et fades, on reste sur sa faim quand au traitement parfois simpliste voire cliché qui est fait des personnages et de l’intrigue. Même si l’intention reste louable et ambitieuse, on est loin des romans graphiques tels que « Blankets » (Craig Thompson) ou même « Lucille », cité précédemment ou encore « Lorsque nous vivions ensemble » de Kamimura, tous beaucoup plus longs certes que « Le Bleu… », mais plus fouillés, plus complexes et donc infiniment plus marquants…
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