Le magicien d’Oz de L. Frank Baum est moins connu des lecteurs francophones que les contes de Grimm ou d’Andersen (deux influences reconnues aussi par Baum, avec également celle de Lewis Carroll en 1865) ayant souvent bercé notre enfance. Le magicien d’Oz (publié -pour la 1e fois !- en intégralité en VF, « Le cycle d’Oz » en 2013 au Cherche Midi, sous la houlette de Claro qui avait d’ailleurs revisité le conte dans « Cosmoz » en 2010) est plus souvent associé au souvenir de son adaptation cinématographique de 1939 par Victor Fleming avec Judy Garland dans le rôle de la sémillante Dorothy et sa fameuse petite robe tablier vichy bleue.
Aux Etats-Unis, c’est bien plus que cela : une véritable institution et une histoire profondément ancrée dans son ADN, tout un symbole qui irrigue régulièrement encore sa culture populaire moderne.
Deux petits exemples : dans le film « Confessions d’une accro du shopping » lorsque le réceptionniste du célèbre magazine où rêve de travailler l’héroïne le compare à la Cité d’émeraude et lui indique qu’un autre poste moins glamour pourrait bien être son « yellow-brick road » (chemin de briques jaunes).
Dans un tout autre registre lors d’un entretien un spécialiste de la Corée du Nord comparait l’ancien dictateur Kim Jong Il, homme qui n’apparaissait quasiment jamais en public à une sorte de « Wizard of Oz » derrière un rideau vert… En mars 2013, une énième adaptation lui était même consacré au cinéma « Le fantastique monde d’Oz » (« Oz: The Great and Powerful »), prequel de l’histoire imaginant l’arrivée d’Oz dans la cité d’Emeraude.
L’histoire originale a été publiée en 1900 par L. Frank Baum à l’âge de 44 ans et sera suivie de 13 autres livres se déroulant à Oz, porté à un total de 40 par divers autres auteurs après la mort de Baum en 1919. Originaire de l’état de New York, ce dernier a également vécu dans l’état du Dakota du Sud où il a notamment enduré de violentes sécheresses qui l’inspirèrent pour les descriptions du Kansas natal de Dorothy.
Il y a aussi tenu un journal (qui fit faillite), après avoir exercé une série de jobs très diversifiés, allant d’une carrière d’acteur (et auteur de pièces) plus ou moins ratée à celle d’éleveur de volaille en passant par gérant d’un bazar, VRP en vaisselle de porcelaine… Père de 4 enfants, il prenait aussi plaisir à imaginer pour eux de nombreuses histoires que sa femme l’encouragea à coucher sur le papier. Ce qu’il fit pour la première fois en 1897 en publiant Mother Goose in Prose qui obtint un succès modeste suivi 2 ans plus tard de Father Goose, His Book, un succès immédiat élu meilleur livre pour enfants de l’année. En 1900, sa carrière explose avec The Wonderful Wizard of Oz.
Ce conte « destiné à amuser les enfants » et rien de plus comme l’a régulièrement déclaré l’auteur à ceux qui tentaient d’y voir des messages politiques cachés, n’en reste pas moins typique de l’histoire à multiples niveaux de lecture. Ce qui la rend tout aussi attrayante pour un enfant qui la lira au premier degré qu’un adulte (tout en se laissant aussi happer avec plaisir par son caractère merveilleux et épique) qui pourra y déceler de nombreux double sens, allusions, références à l’Histoire des Etats Unis et contenir en cela la quintessence des valeurs du pays et ses fondations. Car le magicien d’Oz est bien une histoire façonnée dans la terre aride de l’Ouest américain, incarnation dans sa version enfantine du « Frontier novel » qui se développe en cette fin du XIXe siècle alors que l’expansion du pays vient tout juste de prendre fin (la frontière ayant été tout juste déclarée fermée et définitivement conquise en 1890) et que la guerre de sécession mettant fin à l’esclavage s’est achevée en 1865.
« Les grandes plaines » et « La cité d’émeraude »
Mais revenons à l’histoire en tant que telle.
Premier fait notable et pas si courant pour l’époque, le héros est… une héroïne (Baum se targuait d’être un supporteur enthousiaste du suffrage universel en faveur des femmes, sa femme était d’ailleurs une féministe active). Ensuite, bien sûr le cadre profondément inscrit dans l’Amérique profonde, une particularité voulue par l’auteur : la petite Dorothy vit dans une ferme typique de l’époque, perdue au milieu des paysages désertiques du Kansas, The Great prairies, et l’on ne manque pas de se rappeler ces fermiers pionniers que le gouvernement encourageait à s’établir dans le midwest (« Homestead Act » signé en 1862 par Lincoln), dans la région des « Greats plains », nouvellement conquise après les actes de « removal » (retrait) des natifs américains (indiens) pour la développer. Une terre hostile pauvre en ressources naturelles, au climat extrême, oscillant entre sécheresses mortelles et hivers très rigoureux. Une terre où le mot survie prend toute son ampleur. Survie alimentaire et survie aux conditions climatiques. Tout ceci imprègne fortement le récit.
Baum fait une description désolante de cette région où tout est terne et gris, y compris l’herbe (en contraste avec le vert chatoyant de la cité d’Émeraude), mais montre aussi parallèlement que les gens y étaient très attachés parce que cette terre leur appartenait, qu’ils l’avaient gagnée/conquise à la sueur de leur front (et au sang des Indiens au passage malheureusement…).
Le Nouveau monde, la terre promise d’immigration qui représentait aussi un idéal idéologique, leur identité propre, loin de l’Europe corrompue aux mains de la noblesse et des privilégiés. Ce sera le fameux motto récurrent de Dorothy « There’s no place like home ». Le Kansas aride et austère, mais « honnête » et « vrai », vaut mieux que le clinquant et falsifié monde d’Oz qui pourrait justement représenter l’Europe et ses dynasties royales vivant dans le luxe et le « péché » et qui exploitaient le petit peuple.
Le terme « home » pourrait donc ainsi représenter l’attachement aux valeurs traditionnelles puritaines incarnées par son oncle et sa tante, fermiers travaillant d’arrache pied, dans une austérité biblique.
[NB Selon certaines sources, la Cité d’émeraude aurait été toutefois modelée d’après Chicago au temps de l’exposition universelle (1893) qui aurait fasciné Baum qui l’avait visitée à l’époque.
Une autre inspiration aurait été un château de « Castle Park » dans le Michigan.]
Les couleurs sont d’ailleurs très importantes dans le récit et revêtent toutes une symbolique : outre le gris kansas et le vert chatoyant d’Oz, le bleu et le blanc de la robe de Dorothy prennent aussi des significations que les personnages interprètent en bien ou en mal.
Le portrait dressé de la tante de Dorothy est tout aussi strict: « [The sun and the wind] had taken the sparkle from her eyes and left them a sober gray. » Cette femme sèche, qui ne souriait jamais, ne manquera pas de nous rappeler l‘archétype de l’épouse puritaine wasp, que l’on imagine volontiers sous les traits de la fameuse femme au tablier noir et chignon serré du tableau « American gothic » (à laquelle l’actrice du film de 1939 ressemble d’ailleurs). Son oncle Henri n’est guère plus rigolard : « He never laughed. He worked hard from morning till night and did not know what joy was. » On retrouve ici parfaitement les bases du « work ethic » si cher aux Wasps et l’éloge du dur labeur dans une souffrance toute religieuse.
Pour toute distraction, la petite fille s’en remet à son petit chien Toto qui l’accompagnera d’ailleurs dans son long voyage vers Oz. C’est aussi un « moyen de locomotion » typiquement américain qui l’amènera sur sa route : le cyclone qui dévaste les grandes plaines et déracine sa petite ferme !
L’idée assez géniale de la maison qui vole dans un tourbillon ne manque pas d’émerveiller et tranche radicalement avec la vie monotone et vide de la fillette, l’entraînant alors dans une aventure extraordinaire.
Mais qui peut aussi être effrayante. Le thème du déracinement est en effet constant dans l’histoire et Dorothy n’a qu’en tête de retrouver sa terre natale, on l’a dit plus haut, malgré toutes les richesses qu’elle découvrira plus tard.
Commence alors le périple de la petite fille catapultée dans un autre monde peuplé de gentilles et vilaines sorcières, de lutins, corbeaux, souris des champs, singes ailés et toutes sortes de créatures parlantes, volantes, bienveillantes ou monstrueuses (la violence -cf: combats contre les Kalidahs ou les sorts de la méchante sorcière de l’Ouest, a d’ailleurs pu parfois surprendre, alors que Baum disait justement dans sa préface vouloir l’éviter, en démarcation des contes européens).
Sans oublier ses trois fameux et pittoresques compagnons qu’elle rencontrera au fil du chemin.
Là encore la marque de fabrique américaine s’imprime et marque son originalité autant que sa distinctivité, avec le choix d’un épouvantail (rattaché au champ du fermier) et d’un bûcheron en fer blanc (travailleur des forêts).
Le magicien d’Oz: un « road-book » d’avant l’heure
Il nous entraîne à travers une multitude de paysages à l’image du continent américain : des forêts sombres aux arbres menaçants, aux précipices jusqu’au champ de coquelicots narcotiques…
Car le magicien d’Oz c’est avant tout cela, une sorte de « road book » d’avant l’heure, le premier « Sur la route », et en cela également très emblématique de la culture américaine, sans cesse en mouvance, en migration, vers l’eldorado de l’autre côté du pays, toujours plus à l’ouest. A commencer par le voyage des « Pilgrims Fathers » (les pères pélerins) à bord du Mayflower : la structure du livre a aussi été comparée à celle d’un des premiers livres d’enfants américains : « Pilgrim’s Progress ».
Le traçage de routes est en effet encore une fois au cœur de la civilisation et de la conquête territoriale. Ici, matérialisé par le chemin de briques jaunes, cette ligne à suivre, est bien sûr hautement symbolique tout comme le sont ces discontinuités, selon l’expression américaine « bumps in the road » (littéralement des « bosses » sur la route) vers une destination censée être meilleure voire miraculeuse (l’herbe est toujours plus verte (émeraude!) ailleurs…). Par contraste, on remarquera qu’il n’y a pas de « route » menant jusqu’à la méchante sorcière de l’Ouest. Et à cela le gardien du portail d’Oz explique : « There is no road, » answered the Guardian of the Gates. « No one ever wishes to go that way. » CQFD !
La dimension du voyage initiatique est aussi présente en particulier pour ces compagnons qui vont découvrir, au fil des épreuves à relever, des capacités ou qualités (intelligence, empathie et courage, leurs trois souhaits auprès d’Oz, qui pourraient aussi être vues comme un écho des valeurs promues par la démocratie américaine depuis la déclaration d’indépendance de 1776 et incarnées dans le « Great Seal », le Grand Sceau » de 1782) qu’ils ne soupçonnaient pas ou dont il croit manquer. Dorothy pour sa part reste plutôt égale à elle-même tout du long, vertueuse, aimable et pragmatique. Il est toutefois à remarquer qu’elle possède aussi déjà ce qu’elle croit manquer : un moyen de retourner dans le Kansas (ses souliers d’argent).
Hormis cet accessoire magique, les autres caractères reposent entièrement sur eux-mêmes pour combler leurs besoins. Cette dimension -trouver en soi la force et les ressources nécessaires en toute autonomie, l’auto-accomplissement- est une composante essentielle de la « morale » de cette histoire (même si Baum indique en préface du conte qu’il veut justement ne pas en véhiculer et se distinguer en cela, encore une fois, des contes européens). Et de la société américaine en général façonnée par le « croire en soi ».
Elle reflète la philosophie de « self-reliance » (confiance en soi) d’Emerson (1841) qui a précédé la naissance d’une littérature nationale américaine, et de façon plus générale l’individualisme qui fonde la société américaine. Mais qui n’empêche pas la solidarité, également mise en avant tout au long du récit, entre la bande des 4 ou au fil de leurs rencontres avec divers bienfaiteurs qui sauveront l’un de la noyade ou l’autre du coma…
La biographe de Baum, Rebecca Loncraine, remarquait fort à propos que l’histoire pouvait être lue comme une critique du pouvoir (en particulier dictature, cf : la comparaison avec le coréen Kim Jong Il, citée en introduction de cet article, ndlr) « qui montre à quel point les gens qui manquent de confiance en eux peuvent facilement être les victimes consentantes des duperies orchestrées par des figures manipulatrices qui les dirigent. »
La remarque de la méchante sorcière de l’Ouest l’illustre justement (en parlant des chaussures d’argent de Dorothy » qui en sont la métaphore): « So the Wicked Witch laughed to herself, and thought, « I can still make her my slave, for she does not know how to use her power. »
Le roman fourmille de trouvailles et de récits dans le récit qui enchantent petits et grands, à commencer par la fameuse route de briques jaunes (qui aura été par la suite interprétée comme une référence au Gold Standard) et aux souliers d’argent magiques dont hérite Dorothy à son arrivée. Autant de détails précieux qui marquent durablement l’imaginaire collectif et font rêver. Le baiser de la bonne sorcière du Nord, laissant un sceau sur son front, aura peut-être aussi inspirer la marque qu’arbore Harry Potter au même endroit ? A noter que ce talisman est un code classique représentant le caractère sacré du héros.
L’étincelante cité d’émeraude est tout aussi envoûtante, magnifique palais des illusions et brillante allégorie sur le pouvoir de l’auto-suggestion, de la croyance mais aussi sur l’imposture et la manipulation. Des idées qui se retrouvent dans le fait que Dorothy est aussi victime d’une méprise, chacun la prenant pour une puissante sorcière : « Dorothy did not know what to say to this, for all the people seemed to think her a witch, and she knew very well she was only an ordinary little girl who had come by the chance of a cyclone into a strange land. »
Mention aussi particulière au charmant (et fragile !) royaume de porcelaine qu’elle devra traverser dans la 2e partie du livre, un peu moins connu, car on oublie souvent que son épopée ne s’arrête pas au royaume d’Oz mais continue encore après (de façon un peu moins efficace que la 1e partie du récit toutefois). L’auteur y livre divers traits d’esprit sur ces petites figurines et leur peur des « fêlures » ou d’être retenus prisonniers dans des placards ou manteaux de cheminée…
L’auteur y fait aussi preuve de beaucoup d’humour facétieux, disséminé tout du long de l’histoire en particulier avec les répliques des trois fidèles acolytes de l’héroïne, en particulier l’épouvantail. « There is only one thing in the world I am afraid of. (…) It’s a lighted match. » ; des réflexions plus ironiques comme « If your heads were stuffed with straw, like mine, you would probably all live in the beautiful places, and then Kansas would have no people at all. It is fortunate for Kansas that you have brains. »
Le bûcheron en fer qui ne doit pas pleurer car sinon il se met à rouiller et ne doit jamais sortir sans son bidon d’huile est aussi une autre amusante trouvaille qui donne lieu à quelques scènes à la poésie surréaliste aux accents « burtoniens ». Ses réflexions ne manquent pas de faire aussi souvent sourire : « For my part, I have no heart; so I cannot have heart disease. »
ou encore la réplique de Dorothy à Oz :
« I am Oz, the Great and Terrible. Who are you, and why do you seek me? »
« I am Dorothy, the Small and Meek. I have come to you for help. »
Les échanges sur le coeur versus l’intelligence à travers les quêtes de l’épouvantail et du bûcheron en fer donnent aussi à réfléchir sur l’importance de l’un et de l’autre : « But, after all, brains are not the best things in the world. » ou « for brains do not make one happy, and happiness is the best thing in the world. »
La recherche du bonheur « the pursuit of hapiness » inscrite à la constitution américaine, est-elle liée davantage à l’intelligence ou au coeur ? questionne l’auteur ici. La nécessité d’une intelligence et de la connaissance (qu’Oz associ d’ailleurs à l’expérience comme il le dira à l’épouvantail) apporte davantage la liberté et permet au peuple de ne pas se laisser manipuler ou soumettre (cf : influence des idées des lumières, voir ci-dessous).
Ces 3 personnages secondaires sont d’ailleurs un peu plus fouillés psychologiquement (même si cela ne va pas très loin bien sûr) que Dorothy qui s’avère d’une personnalité assez « plate ». Le plus attachant et intéressant est sans doute l’épouvantail, particulièrement volubile et comique. [Alexandra Galakof]
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1 Commentaire
Bonjour, dans le cadre d’un article consacré au Magicien d’Oz, pour le site internet du magazine TV « Sous couverture » de la RTBF (télévision publique belge francophone) j’aimerais pouvoir citer l’auteur des deux articles d’analyse de l’ouvrage, Alexandra Galakof et donc de reproduire certains passages. Merci d’avance ! Gérald Decoster