Né au XVIe siècle, le mythe du bon sauvage s’est développé au siècle des lumières, au moment même où la civilisation occidentale tentait de renouveler ses valeurs. Dans un contexte intellectuel bouleversé par la critique des religions et la multiplication des voyages qui redéfinissent les frontières du monde, le Dieu des chrétiens est remis en cause. En quête d’une nouvelle universalité, écrivains et philosophes se concentrent sur une nouvelle idole : l’homme de nature, tout droit sorti d’un primitif paradis perdu, l’homme d’avant la Chute, ignorant du péché originel, de la propriété, de l’inégalité et de la guerre, être en paix avec lui-même et avec le monde, exact opposé de l’homme civilisé occidental du XVIIIe siècle.
Le mot sauvage (du latin selvaticus, habitant de la forêt) renvoie à un espace non civilisé, où l’homme vit au contact direct de la nature et des animaux. La « sauvagerie » est une puissance redoutable que les Romains prêtaient à leurs voisins du Noird, Gaulois, Germains et Scythes, peuples des forêts, alors qu’eux-mêmes définissaient leur civilisation par l’aménagement et la domination de la nature. D’ou l’opposition essentielle entre barbares et civilisés. D’un côté donc, les barbares (en grec les étrangers, c’est à dire ceux qui n’appartiennent pas à la cité), les non-civilisés, ceux qui ne se séparent pas d’une nature sauvage, les « naturels » (« habitants originaires d’un pays étranger« , « indigènes« ), souvent rapprochés de l’animalité – le mot barbare évoque les sons d’un langage primitif, indistinct du cri ; quant au terme cannibale, mot caraïbe signifiant hardi, il devient synonyme, par un glissement de sens significatif, d’anthropophage et de cruel.
Barbare vs Civilisé : l’inversion des valeurs
L’apparition du mythe du bon sauvage conduit à un renversement de la valeur des termes « barbare » et « civilisé ». Chez Montaigne, les Cannibales (dans les Essais), par leur vigueur, leur santé, leur naiveté, sont associés à la jeunesse du monde, à la nature mère, source de beauté et de pureté premières. Les civilisés appartiennent au contraire à un monde vieillissant artificiel et corrompu. Montaigne reproche aux Européens conquérants du Nouveau Monde « la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté qui sont nos fautes ordinaires » et célèbre les moeurs « sauvages » (leur bravoure guerrière, leur poésie, etc.). Dés lors il peut jouer sur les deux sens du mot barbare (étranger/cruel) : « Nous les pouvons donq bien appeler barbares eu esgard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » Cela le conduit à écrire, à propos des Cannibales, cette phrase célèbre : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage« . On relève ces mêmes retournements de sens dans le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, L’ingénu de Voltaire et chez Claude Lévi-Strauss.
Les civilisés du monde gréco-latin puis du monde chrétien, disposant d’un langage élaboré, de lois, de lettres, de sciences et de techniques, cultivant la terre et bâtissant des cités sont perçus négativement. Ils illustrent le rejet de l’autre hors de la culture, voire de l’humanité, les seconds ne sont que culture et humanité.
Montaigne sera suivi par Rousseau au XVIIIe siècle (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en 1755) ou encore Diderot qui dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772) fait parler un vieux tahitien, le philosophe développe également une critique vigoureuse des ambitions colonisatrices des « civilisés », « hommes ambitieux et méchants » dont la violence est opposée à l’innocence heureuse de ceux qui suivent « le pur instinct de la nature. » La réflexion sur l’homme sauvage se transforme en méditation politique et morale sur la liberté et sur l’esclavage, sur le nécessaire et sur le superflu.
Le mot primitif renvoie, quant à lui, à l’origine de l’humanité et comporte des connotations contradictoires : l’homme primitif est soit celui qui ne s’est pas encore élevé jusqu’à la civilisation, soit celui qui témoigne de l’humanité de l’âge d’or par un ensemble de qualités positives cette fois. Il représente le « bon sauvage. »
Nature et Culture : la critique sociétale et des valeurs de la civilisation
L’opposition entre nature et culture, les relations entre le monde sauvage et le monde civilisé sont au cœur de la réflexion des Lumières. Depuis le XVIe siècle (et les Essais de Montaigne), le mythe du bon sauvage est utilisé pour critiquer le monde occidental au nom d’une nature que celui-ci aurait oubliée, corrompue ou détruite – « dénaturée ».
Le bon sauvage permet de dénoncer ainsi l’intolérance ainsi que la violence colonialiste et esclavagiste. Il encourage aussi la reconnaissance de la richesse des cultures singulières au sein d’une même nature humaine.
Liberté, égalité, fraternité : telles sont les valeurs et le rêve qu’il incarne. Liberté d’un monde où les lois conformes au seul droit naturel découleraient de la raison universelle, liberté de l’esprit débarrassé des supersititions, liberté de toute soumission puisque régnerait l’égalité. Egalité entre hommes qui ne connaîtraient pas la propriété ni la subordination. Fraternité synonyme de partage, d’échange et de générosité multiculturels.
Mais sa nature suscite aussi l’ambivalence. Le sauvage qui fascine et parfois inquiète est tour à tour l’emblème d’une bonne nature ou le dangereux représentant d’une sous-humanité bestiale et cruelle. Ces deux visions sont toutes deux manichéennes, l’une complaisante et l’autre ethnocentriste.
Le bon sauvage déchu : racisme et colonialisme au XIXe s.
Le positivisme du XIXe siècle qui se veut civilisateur, colonisateur et unificateur porte un coup fatal à cette utopie avec l’émergence de la théorie des races et la soif de conquête.
On assiste au développement d’une idéologie civilisatrice qui accompagne les politiques de colonisation et d’évangélisation du Nouveau Monde et de l’Océanie : l’Occident aurait ainsi un devoir de civilisation (ou mission civilisatrice) à l’égard des peuples encore sauvages. Le grand naturaliste Buffon établit, dans son Histoire naturelle, une hiérarchie entre l’Européen qui vit sous un climat tempéré, jouit des avantages de la culture qui représente le point de perfection (vision ethnocentriste qui fait de la civilisation occidentale un modèle indépassable et supérieur aux société naturelles) tandis que les amérindiens et africains sont restés au seuil de leur propre histoire*, « être sans conséquences« , « espèce(s) d’automate(s) impuissant(s)« , ne sachant dompter ni les éléments ni les animaux.
Ces doctrines portant sur l’existence des races et leur inégalité (racialisme) portent le coup de grâce au mythe du bon sauvage en favorisant le mépris et la haine à l’égard des peuples de culture et de couleur différentes (racisme).
Buffon a ainsi distingué dans son Histoire naturelle différentes « races » comme autant de degrés de civilisation : « On descend par degrés assez insensibles des nations les plus éclairées, les plus polies, à des peuples moins industrieux, de ceux-ci à d’autres plus grossiers, mais encore soumis à des rois, à des lois; de ces hommes grossiers aux sauvages » (t. XI).
Cette échelle est reprise au XIXe siècle par Gobineau qui affirme non seulement « l’inégalité des races » mais encore « la dégradation » conséquence du « mélange des sangs » : « les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu’ils subissent » (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853-1855). Théories qui seront tragiquement exploitées par les nazis.
* Hegel dans La Raison dans l’histoire (1830), décrivait l’Afrique notamment en ces termes péjoratifs en l’excluant de l’histoire du progrès humain : « Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. (…). Elle |l’Afrique| n’a donc pas, à proprement parler, une histoire… Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle »
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