Roman épistolaire emblématique du libertinage qui se développe à la fin du XVIIIe siècle en France (1782), Les liaisons dangereuses au delà de son intrigue et de ses jeux de manipulation offre de nombreuses réflexions sur les rapports hommes-femmes qui se redessinent à la fin du siècle des lumières, sur l’amour, l’amitié et les apparences sociales. Madame de Merteuil, son héroïne principale, aussi fascinante qu’effrayante, dévoile une partie de son mystère dans sa lettre n°81, souvent donnée à l’étude. Elle recèle de clés à la fois sur le personnage mais aussi sur l’éducation et la place des femmes dans la société aristocrate et galante où les réputations sont les biens les plus précieux de ce théâtre mondain cruel…
Note préliminaire sur l’âge de Mme de Merteuil :
Dans l’adaptation cinématographique du roman par Stephen Frears (visuel ci-dessus), la critique lui a parfois reproché d’avoir choisi une femme mûre alors que la marquise de Merteuil n’a pas plus de 25 ans dans le roman de Laclos. Toutefois, il faut savoir qu’au XVIIIe s., une femme était mariée à 16 ans, mère et parfois veuve à 20, considérée comme vieille et hors de la scène de seduction, ou morte en couches avant 40 ans. On n’imagine plus aujourd’hui l’expérience et le regard désabusé de Mme de Merteuil dans le corps d’une vingtenaire.
Lecture analytique et thématique linéaire (notes de commentaire)
– Passage autobiographique, autoportrait portant plus particulièrement sur sa jeunesse (« fille »), ses années de formation.
– Madame de Merteuil décrit son éducation au sens large, son apprentissage des règles de la société, des rapports sociaux et de la vie en générale (comment se comporter dans la vie et sur l’échiquier social en particulier à la cour). Ce passage nous renseigne ainsi sur la construction de sa personnalité, comment elle s’est « forgée ».
– Elle relate notamment son attitude par rapport à ses précepteurs, sa famille, son entourage qui tente de lui inculquer les normes du comportement féminin (« le silence et l’inaction »).
Cette lettre virulente est destinée à contrecarrer les reproches de Valmont (qui l’a accusé de ne pas être assez « prudente » dans sa précédente lettre n°79 notamment dans sa relation avec Prévan ayant déjà ruiné la réputation de plusieurs femmes), le remettre à sa place et réaffirmer sa supériorité sur lui. Elle se justifie donc en lui rappelant son « historique » et son « tour de force » dans la maîtrise de son caractère ne tolérant ainsi aucune critique de sa part. Cette lettre entre donc dans la catégorie de la justification (doublé du blâme de Valmont) et du récit personnel.
Création du personnage « Merteuil » : Une éducation sous le signe de la résistance
On remarque qu’elle ne tenait pas compte de qu’on voulait lui apprendre mais prêtait une oreille attentive au contraire à ce qui est défendu. Ceci dénote déjà de son caractère de « rebelle » et d’anti-conformiste, et aussi déjà d’une certaine maturité et d’une précocité.
En revanche, elle a l’intelligence de ne pas le faire ouvertement mais plus sournoisement.
Elle donnait volontairement une impression d’être distraite pour masquer ses vraies préoccupations et atteindre ses buts (collecter les informations qui l’intéressaient et qu’on tentait de lui cacher), ce qui révèle son caractère de stratège et de calculatrice.
Elle se donne un air « étourdi » (« on me croyait étourdie ») qui est en réalité une feinte.
Elle joue déjà la comédie (se composer un rôle comme dans les jeux de libertinage) et des apparences.
Elle feint donc d’être étourdie et fait preuve d’une grande lucidité (elle ne se laisse pas endoctriner) en ne se laissant pas duper par les discours visant à l’asservir.
Déjà très jeune, on réalise qu’elle avait déjà ce goût de la dissimulation, du jeu sur les apparences, de la « fausseté » et du calcul. On doit se rappeler aussi ici que l’auteur qui fait parler Mme de Merteuil est un homme et que ces traits de caractère correspondent aussi à des préjugés communs à l’époque sur les femmes qui ont été longtemps diabolisées (en s’appuyant notamment sur la figure biblique d’Eve -la tentatrice traîtresse- servant de référence pour définir les femmes) même si au XVIIIe siècle, leur image commençait à changer en se bonifiant (« rôle civilisateur » des femmes à travers l’essor des salons, du mouvement des précieuses -débutée au XVIIe s. – et de la galanterie qui leur permet de prendre la parole et d’être écouté(e) voire respectée en tout cas pour les femmes de l’aristocratie).
Elle se rend compte de l’hypocrisie de la société et en joue.
Elle va contre « la morale » religieuse et sociétale (une « immorale »)
Curiosité et Rationalité
« Observer et réfléchir » > Le XVIIIe siècle est le siècle des lumières, où la raison prédomine avec l’essor des nouveaux principes scientifiques basées sur l’expérimentation (vs. religieux), ainsi que le développement de l’esprit critique.
Madame Merteuil se place en héritière des idéaux des lumières, en appliquant les méthodes scientifiques à sa propre (auto-)éducation pour, en particulier, comprendre et maîtriser les mécanismes de la psychologie humaine et en devenir experte. Autodidacte (« ce travail sur moi-même« …), elle fait donc sa propre éducation au mépris de ce qu’on veut lui inculquer. María Dolores Picazo dans « Le discours de la séduction en toutes lettres : Merteuil vs Valmont » (in MuseMedusa) souligne que ce passage « condense l’essentiel de la dialectique des Lumières entre l’être et le paraître, au tournant du siècle, et annoncent à la fois certains des grands thèmes de la modernité imminente, en particulier le culte du moi« .
« Guider mes yeux à mon gré » : le dernier adverbe souligne sa volonté de ne faire que ce qui lui onvient, de pouvoir choisir, et non être soumise et se laisser façonner par le bourrage de crâne.
Devenir « anti-sentimentale » pour éviter les dangers de la sensibilité
– « Régler les divers mouvements de ma figure » ; « régler [mes discours] »: le verbe « régler » est répété deux fois et véhicule l’idée d’« huiler » les rouages d’une machine, de se « paramétrer » tel un logiciel.
On retrouve le champ lexical scientifique/technique puisqu’elle compare son visage quasiment à celui d’une machine ou d’un robot (déshumanisation) témoignant de l’extrême contrôle de ses émotions (maîtrise de soi) qui d’habitude se trahissent sur le visage. Elle explique qu’à force de s’entraîner, elle parvient à brider ses émotions tel un robot, ce qui revient à se réprimer en permanence, ce qui a certainement aussi contribuer à la rendre d’une certaine façon « insensible », et à devenir une « femme sans cœur », du moins en apparence (ce qui lui sert de carapace pour s’endurcir, se protéger et éviter d’être piégée notamment par les hommes comme le sont souvent « les femmes à délire, et qui se disent à sentiments », en d’autres termes les femmes victimes de leurs sentiments et de leur rêves qui inspireront Flaubert pour sa Bovary un peu moins d’un siècle plus tard). On se rappellera que la deuxième moitié du XVIIIe siècle coïncide aussi avec l’essor du roman sentimental/romantique (Rousseau avec « La Nouvelle Héloise » en France, Richardson avec « Pamela » et « Clarissa » en France et « Werther » en Allemagne) et une « panique » sur les effets néfastes de cette littérature sur la population en particulier les femmes risquant, entre autres, de se détourner de leurs devoirs matrimoniaux ou même de « perdre la tête » !
Mme de Merteuil a contrario fait tout pour ne pas être une victime mais au contraire porter les coups la première, avec une approche très rationnelle et dépassionnée de ses relations humaines et amoureuses (du moins s’en efforce-t-elle, on se rend compte au fil de la lecture qu’elle est loin d’être aussi insensible qu’elle le voudrait bien… ses accès de jalousie à l’égard de la Présidente Tourvel en témoignent par exemple).
Plus haut dans la lettre, on retrouve encore cette charge contre les femmes « sensibles » qui semblent être sa plus grande phobie (« Tremblez surtout pour ces femmes (…) que vous nommez sensibles, & dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence. ») et desquelles elle tient à tout pris à se distinguer. Elles incarnent en effet à ses yeux la faiblesse féminine qui les perd, ce qu’elle craint plus que tout (perdre le contrôle en se laissant aller à ses sentiments), mais on voit comme dit ci-dessus qu’elle comme Valmont, malgré tous leurs efforts, finissent par se laisser rattraper par le danger des passions.
Devenir une femme puissante: Inverser le rapport de force
Elle modifie complètement ses émotions et perd toute sincérité dans le but de manipuler autrui et de parvenir à ses fins (ex : prendre un air étourdi pour ne pas que l’on se méfie d’elle et qu’elle puisse accéder aux informations qui l’intéressent et dont elle pourra tirer profit par la suite). Le champ lexical du « profit », exploiter les autres à leur insu et à son avantage est aussi omniprésent (« j’ai su en profiter pour observer… », « je ne montrai plus que ce qu’il m’était utile de laisser voir »). Son but ultime est d’en tirer un pouvoir qui manque cruellement aux femmes à l’époque. Elle a trouvé cette stratégie et cette attitude comme « armes » pour prendre le pouvoir et acquérir de la « puissance » (« c’est ainsi que j’ai su prendre cette puissance »).
Comme elle le dit sans détour, elle se sent « née pour venger mon sexe & maîtriser le vôtre » !
Une femme libre farouchement attachée à sa liberté de penser
« Je n’avais qu’à moi que ma pensée et je m’indignais qu’on put me la ravir (=voler). »
Cela démontre sa force de volonté et son désir de rester libre, du moins intérieurement (selon la maxime latine humaniste « Intus ut libet, foris ut moris est » que les libertins s’étaient appropriées et qui signifie « Au dedans comme il plaît, au dehors, conforme à la coûtume »).
Cela fait aussi référence au statut des femmes à l’époque et à leur éducation (volontairement restreinte pour les maintenir dans l’ignorance) qui voulait que la femme soit soumise à l’homme et discrète voire silencieuse, dans l’ombre des hommes. On leur apprenait aussi qu’elles étaient inférieures à l’homme et qu’elle devait le servir, en sus de leur rôle maternel et de procréation. Le couvent était souvent l’instrument de cette éducation pour devenir « une bonne épouse innocente et obéissante » comme Cécile de Volange (qui est en quelque sorte l’anti Mme de Merteuil, du moins au début du roman) l’incarne. Ce faisant, la comtesse dresse un état des lieux de la situation -peu avantageuse- des femmes de son époque.
En réaction, elle s’efforce donc de cultiver sa pensée individuelle et propre et de ne pas se laisser endoctriner. Ce qui pourrait s’apparenter à un féminisme d’avant l’heure même si elle ne remet pas en question la place des femmes et qu’elle l’accepte du moins en apparence. Elle n’appelle pas à la révolte mais à une prise de conscience. Ainsi elle ne veut pas se conformer aux règles et aux normes patriarcales (= société gouvernée par les hommes) et vise à restaurer une forme de parité indirecte avec les hommes (elle pointe notamment l’inégalité des sexes précédemment au début de sa lettre lorsqu’elle évoque « Dans cette partie si inégale… » où elle analyse les rapports déséquilibrés hommes-femmes dans les relations amoureuses et de la séduction ; on note au passage la métaphore du jeu avec l’idée de perdre et de gagner qui rejoint aussi celle de la bataille. Merteuil déplore que les femmes ne peuvent qu’au mieux « ne pas perdre » mais jamais « gagner ». On se rappellera ici que Laclos a écrit l’année suivante (1783) un ouvrage consacré à l’éducation des femmes « Des femmes et de leur éducation » où il s’oppose aux méthodes traditionnelles en faveur d’une certaine émancipation féminine (son discours est lui-même ambigu toutefois).
Elle reflète ainsi encore ici l’esprit critique des lumières.
Elle ne souhaite plus « se laisser pénétrer » telle une éponge, c’est à dire qu’elle veut lutter contre les idées qu’on voulait lui imposer de force (endoctrinement).
Etre libre de pouvoir penser comme elle veut et user de ses pensées comme bon lui semble, à son bon vouloir.
Elle apprend aussi à cultiver le secret, car si elle dévoile ses vraies pensées, elle sait qu’elle sera durement réprimandée et châtiée (=punie) et peut-être même enfermée dans un couvent (ce qu’elle a réussi à échapper), ce qui signifierait qu’elle perdrait sa liberté physique. Elle a déjà compris à cet âge l’importance de garder les apparences sauves et de conserver une réputation intacte en particulier pour les femmes (comme l’enseignait déjà Mme de Maintenon un siècle plus tôt dans son école de Saint Cyr), ce dont elle s’emploiera à faire, avec virtuosité, à l’âge adulte.
« Munie de ces première armes » : Elle utilise de nouveau le champ lexical de la guerre.
La vie est envisagée comme une bataille, un combat à mener et Mme de Merteuil se positionne en redoutable tacticienne, forte de sa connaissance approfondie de l’âme humaine qu’elle s’est employée à étudier dans sa jeunesse.
« Ce travail sur moi-même » : elle insiste tout du long sur le fait qu’elle s’est forgée, faite toute seule à la force de sa volonté (volonté de fer, force de caractère) : autodidacte.
« Je n’avais pas 15 ans… tous les talents» : elle se flatte et s’enorgueillit des compétences et objectifs qu’elle a pu aiguiser et atteindre à un si jeune âge, et toujours en ne se reposant que sur elle-même. Elle se compare même à un politicien souvent réputé pour leur charisme, éloquence et surtout leur art à tromper les gens (ambivalence du personnage qu’elle entretient)…
« la science que je voulais acquérir» : Référence au siècle des lumières de nouveau et à la quête de savoir.
« l’amour et ses plaisirs » : Elle mentionne pour la 1e fois le domaine sentimental et charnel/sensuel et sa curiosité à cet égard (la sexualité était le tabou utltime). Mais ce domaine n’est clairement pas le sujet central de sa lettre et s’avère finalement une préoccupation secondaire par rapport à sa soif de pouvoir et de domination ou moins d’égalité avec les hommes.
« le désir de m’instruire » : la volonté de faire sa propre éducation, quête de savoir (toujours par rapport au siècle des lumières, la raison).
La suite de la lettre aborde son éducation sentimentale/sexuelle où elle use aussi de la manipulation pour accéder au savoir (prêcher le faux pour savoir le vrai). Elle tend un piège au confesseur en prétendant « avoir fait tout ce que font les femmes » pour découvrir les mystères de la chair qu’elle ignore encore (le sujet étant extrêmement tabou à l’époque pour des questions religieuses).
Pistes de réflexions et remarques pour la conclusion:
Evolution des impressions sur le personnage de Merteuil:
Après ces confidences, le personnage n’apparaît pas nécessairement plus « sympathique » mais ses motivations, même si elles restent floues, permettent de mieux comprendre son attitude.
Celle de ne pas se positionner en victime des hommes en choisissant pour cela de jouer à « armes égales » avec eux, et restaurer ainsi l’inégalité entre les sexes, en acquérant le pouvoir que cette posture lui donne.
Reste toutefois à savoir si cette position est « humainement » tenable car même si elle s’est employée avec acharnement à verrouiller tout son être et en particulier l’accès à son cœur et à ses émotions, il n’est pas sûr que la forteresse ne succombe pas à quelques fissures…
Son personnage peut susciter à la fois l’effroi bien sûr dans son caractère relativement « monstrueux » mais aussi l’admiration (par sa force de caractère, son refus des conventions et son intelligence qui lui ont permis de déjouer les pièges de la cour, se faire respecter et d’occuper un statut « d’intouchable »). Dans tous les cas, son personnage singulier, hors normes, désarçonne le lecteur.
Si la comtesse se livre quasiment à cœur ouvert dans ce passage en dévoilant les arcanes de son personnage savamment calibré et le détail de ses « armes », on reste cependant sur sa faim quant à ses motifs et surtout les déclencheurs d’un tel comportement. Il semble difficile à croire qu’elle n’ait jamais connu l’innocence de l’enfance et que son caractère méfiant, manipulateur et dissimulateur soit « inné » pour ainsi dire et ne soit pas la conséquence d’une blessure antérieure. Le personnage conserve donc son ambivalence et sa part de mystère.
A l’époque, l’image immorale de la féminité qu’elle véhiculait avait valu à Laclos quelques attaques (qui s’était défendu en arguant qu’il avait « reproduit fidèlement la réalité »). Depuis, la critique notamment féministe s’est interrogée sur la reproduction de préjudices misogynes envers les femmes traditionnellement vues comme manipulatrices et tentatrices.
Mise en danger ?
On se demande aussi pourquoi Mme de Merteuil va si loin dans les confidences et la « mise à nu » des « bas-fonds » de son âme auprès de Valmont (dont elle connaît pourtant le caractère peu recommandable et pas forcément de confiance) alors qu’elle connaît parfaitement le péril de laisser trop de traces écrites qui peuvent devenir autant de preuves à charge (ce qu’elles deviendront d’ailleurs à son détriment).
En lui dévoilant les secrets de son « invincibilité », elle se met paradoxalement en situation de vulnérabilité.
En ce sens la lettre marque un tournant dans ses relations avec Valmont et pour l’intrigue.
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