Don DeLillo s’est lancé sans réfléchir dans l’écriture de L’Homme qui tombe, trois ans après son article In the ruins of the future (Dans les ruines du futur) paru quelques semaines après le 11 septembre, au lendemain de la réélection de George Bush. Il reste à ce jour le roman le plus juste jamais consacré aux « événements ». Cet article initial paru dans Harper’s Magazine, d’une surprenante chaleur, ponctué d’élucubrations intimes, analysait la tragédie sous le seul angle rétrospectivement possible : celui de la géopolitique.
Entrée dans le chaos
Une fois n’est pas coutume, le récit de DeLillo part d’une image : celle d’un homme marchant seul dans la rue, un homme en costume-cravate portant une serviette et pénétrant dans un nuage de fumée et de cendres. « J’ai eu l’idée expliquait DeLillo dans une récente interview, que cette serviette ne lui appartenait pas, qu’il l’avait ramassée dans l’une des tours. C’est de là que tout est parti. »
Pénétrer dans la fumée et les cendres, entrer dans le chaos – fendre l’invisible de mains blanches et tremblantes, voilà bien le projet de l’auteur.
D’autres avant lui (McInerney, Safran Foer, McEwan) ont raconté des histoires « parlant du 11 septembre » : DeLillo fait exactement le contraire. Spécialiste des narrations en creux et des sujets par défaut, il trouve avec ce drame un récit à sa mesure. Car si la serviette perdue est bien le point de départ de l’histoire (Keith retrouve la propriétaire de la serviette en même temps que son ex-femme ; une vague romance s’installe, qui implique de vagues choix), c’est d’une histoire impuissante qu’il s’agit, traversant comme une comète la temporalité des jours à venir mais incapable, de toute évidence, de leur conférer le sens et le poids qu’ils réclament à grands cris.
Se faire aveugle
On a souvent reproché à DeLillo son style désincarné et ses précisions d’entomologiste – un formalisme immuable taxé faute de mieux de naturalisme postmoderne. Ici pourtant, froideur et distance font merveille : pas de meilleur moyen, semble-t-il, de dire l’absence des repères (le roman lui-même est un patchwork disparate, voulu comme tel) et le délitement des structures induites par la chute des tours, l’incommunicabilité sclérosante qui laisse, quand la fumée se dissipe, les personnages en complète hébétude.
De fait, L’Homme qui tombe n’est peut-être rien d’autre que la description clinique de cette torpeur nouvelle : un brouillard sacré traversé de signes indéchiffrables. On y croise David Janiak, mystérieux performer qui multiplie les démonstrations suicidaires et meurt à trente-neuf ans d’une banale maladie de cœur ; des patients d’Alzheimer dont l’histoire, le souvenir même qu’ils ont du choc s’effrite sous nos yeux (et ceux de Lianne, l’ex-femme de Keith) comme si rien ni personne ne pouvait plus les cimenter ; et des enfants apeurés au bord du mysticisme, croyant tenir en un certain Bill Lawton (en fait, une transcription phonétique approximative de Ben Laden) le messie des temps nouveaux censé prédire les attaques à venir.
Dans la troisième partie du livre, Keith s’en va à Las Vegas et finit joueur de poker : un univers rationnel où le hasard demeure maîtrisable. Un monde rassurant, ni plus ni moins, définitivement enfoui sous une épaisse couche de mort.
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