Les récents procès menés contre divers écrivains de Nicolas Fargues à Christine Angot en passant par Régis Jauffret* ont inspiré à la chercheuse Nathalie Hauksson-Tresch, le thème de sa thèse intitulée Liberté de création littéraire ou violation de la vie privée (publié par l’Université de Göteborg en Suède). On pourra y rajouter l’affaire Eric Reinhardt**(accusé, outre d’atteinte à la vie privée, de « contrefaçon »*** de courriels et d’un manuscrit -« La jetée »- envoyé par l’une de ses lectrices-admiratrices pour son roman à succès L’amour et les forêts en mars 2015 – l’auteur a finalement préféré signer un accord confidentiel lui évitant un procès comme l’a confié Maître Wekstein, avocate de la demandeuse, à Buzz littéraire en février 2017)
En passant en revue 14 œuvres entre autres de Régis Jauffret, Marcela Iacub, Christine Angot ou Nicolas Fargues et les décisions de justice relatives aux écrivains attaqués pour s’être inspirés de personnes réelles pour leurs personnages, elle étudie contradiction pouvant exister entre d’une part « la liberté de l’artiste et le droit de tout individu de protéger sa vie privée et sa réputation ».
Outre les variations de jugement entre les magistrats, elle soulève notamment un des critères qui fait débat lorsqu’il s’agit de trancher dans de telles affaires : la re-qualification du genre (notamment la remise en question de leur statut de « roman » car comportant des éléments non fictionnels). C’est sur cette analyse que se sont fondés les cours pour rendre leurs décisions nous apprend-elle.
Pourtant, note-t-elle avec justesse, les juges n’ont pas forcément la culture littéraire (en particulier des diverses théories dans le domaine) suffisante pour effectuer ce type d’évaluation et devraient donc, selon elle, se faire assister d’experts littéraires. Devraient notamment être passés au crible « divers éléments sémantiques et/ou narratologiques (…) identifiant ou excluant l’œuvre comme fictionnelle ».
Elle estime ainsi qu’ « une œuvre littéraire, présentée comme un roman, devrait être traitée comme telle par un tribunal, sans rechercher à la requalifier ».
Enfin, le préjudice subi par le plaignant devrait être pris en compte pour juger de la violation. Elle se dit de façon générale favorable à une « dépénalisation de la diffamation dans le cadre d’une œuvre artistique. »
Autre information intéressante : ce débat entre littérature et vie privée n’est pas que franco-français. Ainsi la Cour européenne des Droits de l’Homme a rendu un arrêt majeur le 11 mars 2014 sur ce thème concernant un romancier slovène au sujet de quatre de ses « personnages » issus d’un même village très reconnaissable.
Les interrogations et limites que pointent Nathalie Hauksson-Tresch sont d’autant plus importantes alors que la liberté de création s’est vue reconnaître légalement pour la première fois en dépit du flou (artistique!) qui règne encore sur son champ juridique précis (l’article 1 de la loi indiquant de façon minimaliste que « la création artistique est libre » voté en septembre 2015).[Alexandra Galakok]
* Régis Jauffret a été condamné en 2016 à verser près de 20000€ à DSK pour diffamation dans son roman
« La ballade de Rikers Island« , publié en 2014, inspiré des accusations de viol à l’encontre de ce dernier dans l’affaire du Sofitel de New York. Dans la mesure où la justice américaine ne l’a pas condamné et que celui-ci a clôturé l’affaire au civil par une transaction financière, les scènes du roman qui relatent un viol ont été jugées diffamatoires. Les juges ont considéré ici que la qualification de « roman » n’était pas suffisante « pour prétendre échapper à toute condamnation » et n’ont donc pas retenu la défense du « droit à la liberté de création » de l’écrivain. Et ce quand bien même le nom de Dominique Strauss-Kahn n’apparaît jamais, même si le protagoniste est « président d’une institution financière internationale ». Le tribunal correctionnel de Paris a aussi interdit toute publication de l’ouvrage comportant les passages litigieux.
** Il est intéressant de voir que par anticipation Eric Reinhardt, conscient de son larcin (dépassant largement la simple inspiration de vie privée), tentait de développer déjà une ligne de défense dans les interview initiales données pour L’amour et les forêts. Ainsi il reconnaissait que la matière de son roman provenait « des correspondances avec ces lectrices » (on apprendra par la suite qu’en réalité il s’agit d’une seule lectrice et qu’elle lui avait de plus envoyé son manuscrit comportant les différentes scènes reprises…) et qu’il n’avait rien inventé. Mais que tout ce qui constitue la trame de son roman n’était selon lui « qu’une enveloppe et des rouages narratifs« , « investis par une langue, des sensations et un imaginaire propres » ainsi que sa « sensibilité » et ses « obsessions » (extrait interview aux Inrocks du 22/08/2014). Il opèrait donc ici une distinction entre fond et forme justifiant selon lui de puiser -intensivement- dans le travail et les écrits d’autrui (d’autant qu’il a également reproduit des phrases complètes…).
*** La notion de « plagiat » (condamnation morale) n’existe pas d’un point de vue juridique. C’est la contrefaçon qui punit les infractions au droit d’auteur.
Plus d’infos : voir article Où commence le plagiat littéraire ? Les recours pour exercer son droit d’auteur
Liberté de création littéraire et violation de la vie privée : où en est la jurisprudence ?
Les récents procès menés contre divers écrivains de Nicolas Fargues à Christine Angot en passant par Régis Jauffret* ont inspiré à la chercheuse Nathalie Hauksson-Tresch, le thème de sa thèse intitulée Liberté de création littéraire ou violation de la vie privée (publié par l’Université de Göteborg en Suède). On pourra y rajouter l’affaire Eric Reinhardt**(accusé, outre d’atteinte à la vie privée, de « contrefaçon »*** de courriels et d’un manuscrit -« La jetée »- envoyé par l’une de ses lectrices-admiratrices pour son roman à succès L’amour et les forêts en mars 2015 – l’auteur a finalement préféré signer un accord confidentiel lui évitant un procès comme l’a confié Maître Wekstein, avocate de la demandeuse, à Buzz littéraire en février 2017)
En passant en revue 14 œuvres entre autres de Régis Jauffret, Marcela Iacub, Christine Angot ou Nicolas Fargues et les décisions de justice relatives aux écrivains attaqués pour s’être inspirés de personnes réelles pour leurs personnages, elle étudie contradiction pouvant exister entre d’une part « la liberté de l’artiste et le droit de tout individu de protéger sa vie privée et sa réputation ».
Outre les variations de jugement entre les magistrats, elle soulève notamment un des critères qui fait débat lorsqu’il s’agit de trancher dans de telles affaires : la re-qualification du genre (notamment la remise en question de leur statut de « roman » car comportant des éléments non fictionnels). C’est sur cette analyse que se sont fondés les cours pour rendre leurs décisions nous apprend-elle.
Pourtant, note-t-elle avec justesse, les juges n’ont pas forcément la culture littéraire (en particulier des diverses théories dans le domaine) suffisante pour effectuer ce type d’évaluation et devraient donc, selon elle, se faire assister d’experts littéraires. Devraient notamment être passés au crible « divers éléments sémantiques et/ou narratologiques (…) identifiant ou excluant l’œuvre comme fictionnelle ».
Elle estime ainsi qu’ « une œuvre littéraire, présentée comme un roman, devrait être traitée comme telle par un tribunal, sans rechercher à la requalifier ».
Enfin, le préjudice subi par le plaignant devrait être pris en compte pour juger de la violation. Elle se dit de façon générale favorable à une « dépénalisation de la diffamation dans le cadre d’une œuvre artistique. »
Autre information intéressante : ce débat entre littérature et vie privée n’est pas que franco-français. Ainsi la Cour européenne des Droits de l’Homme a rendu un arrêt majeur le 11 mars 2014 sur ce thème concernant un romancier slovène au sujet de quatre de ses « personnages » issus d’un même village très reconnaissable.
Les interrogations et limites que pointent Nathalie Hauksson-Tresch sont d’autant plus importantes alors que la liberté de création s’est vue reconnaître légalement pour la première fois en dépit du flou (artistique!) qui règne encore sur son champ juridique précis (l’article 1 de la loi indiquant de façon minimaliste que « la création artistique est libre » voté en septembre 2015).[Alexandra Galakok]
* Régis Jauffret a été condamné en 2016 à verser près de 20000€ à DSK pour diffamation dans son roman
« La ballade de Rikers Island« , publié en 2014, inspiré des accusations de viol à l’encontre de ce dernier dans l’affaire du Sofitel de New York. Dans la mesure où la justice américaine ne l’a pas condamné et que celui-ci a clôturé l’affaire au civil par une transaction financière, les scènes du roman qui relatent un viol ont été jugées diffamatoires. Les juges ont considéré ici que la qualification de « roman » n’était pas suffisante « pour prétendre échapper à toute condamnation » et n’ont donc pas retenu la défense du « droit à la liberté de création » de l’écrivain. Et ce quand bien même le nom de Dominique Strauss-Kahn n’apparaît jamais, même si le protagoniste est « président d’une institution financière internationale ». Le tribunal correctionnel de Paris a aussi interdit toute publication de l’ouvrage comportant les passages litigieux.
** Il est intéressant de voir que par anticipation Eric Reinhardt, conscient de son larcin (dépassant largement la simple inspiration de vie privée), tentait de développer déjà une ligne de défense dans les interview initiales données pour L’amour et les forêts. Ainsi il reconnaissait que la matière de son roman provenait « des correspondances avec ces lectrices » (on apprendra par la suite qu’en réalité il s’agit d’une seule lectrice et qu’elle lui avait de plus envoyé son manuscrit comportant les différentes scènes reprises…) et qu’il n’avait rien inventé. Mais que tout ce qui constitue la trame de son roman n’était selon lui « qu’une enveloppe et des rouages narratifs« , « investis par une langue, des sensations et un imaginaire propres » ainsi que sa « sensibilité » et ses « obsessions » (extrait interview aux Inrocks du 22/08/2014). Il opèrait donc ici une distinction entre fond et forme justifiant selon lui de puiser -intensivement- dans le travail et les écrits d’autrui (d’autant qu’il a également reproduit des phrases complètes…).
*** La notion de « plagiat » (condamnation morale) n’existe pas d’un point de vue juridique. C’est la contrefaçon qui punit les infractions au droit d’auteur.
Plus d’infos : voir article Où commence le plagiat littéraire ? Les recours pour exercer son droit d’auteur