Mars est la seule et unique œuvre posthume publiée en allemand sous pseudonyme par Fritz Zorn en 1977, alors que l‘auteur, résident à Zurich, décédait du cancer à l’âge de 32 ans. Auteur dont on ne sait rien de plus que ce qu’il aura confié dans son brûlot. Les circonstances de parution de ce livre hybride à mi chemin entre le récit de vie autobiographique, l’introspection, l’auto-thérapie et la réflexion existentielle, lui donnent déjà une aura mystérieuse qui aura certainement contribué à son statut de livre confidentiel certes mais néanmoins devenu culte. Quiconque a eu entre les mains le testament de cet homme encore jeune mourant ne pourra rester indifférent à cette voix quasi d’outre-tombe tour à tour virulente, révoltée ou désespérée.
La seule chose que je puisse faire dans ce malheur, c’est l’écrire toujours et sans cesse.
Ce livre est arrivé dans ma vie de lectrice par un parfait hasard et je n’en avais étrangement jamais entendu parler jusqu’alors. C’est au détour d’une simple mention dans une chronique sur le livre « Dos au mur » de Nicolas Rey qu’il a été porté à ma connaissance (je suis d’ailleurs sceptique sur l’analogie faite par le chroniqueur entre ces 2 auteurs qui a mon humble avis n’ont pas grand-chose à voir, je pense d’ailleurs que Zorn aurait envié le style de vie de Rey!).
Après quelques recherches, j’ai appris que dans son livre D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère (2009) y faisait une ample référence et en livrait une analyse comparée à l’un de ses personnages (Etienne) également cancéreux (voir ci-dessous). Ce qui a manifestement relancé sa lecture à l’époque au vu des différents billets de blog publiés à cette occasion.
Avant de lire l’ouvrage, je m’attendais plutôt à trouver le récit désormais devenu un peu type de la « jeunesse dorée » et des « malheurs du pauvre petit garçon riche » version suisse. La faute à son incipit largement relayé sur la toile qui ne manque pas de rappeler celui de la désormais « -médiatiquement- disparue » Lolita Pille dans Hell : « Je suis jeune et riche et cultivé et je suis malheureux névrosé et seul »
Ce qui finalement (et heureusement probablement) n’est que la partie immergée de l’iceberg ainsi que sa thèse majeure autour de la connexion entre sa maladie physique du cancer et son mal-être mental refoulé (le second ayant déclenché la première selon lui, ce qu’il nomme « cancer de l’âme »). Souffrance psychique qu’il incombe tout entière à son éducation et son milieu (qu’il résume dans une autre de ses célèbres citations « éduqué à mort »). Ce lien entre psychique et physique étant d’ailleurs ce qui a marqué Carrère et de façon plus générale le lectorat et même le corps médical des psychanalystes ayant utilisé le livre pour mieux comprendre les mécanismes psychosomatiques (ce qui a eu tendance à réduire le livre à un « cas médical » regrettablement). Le thème du cancer ne m’a pas toutefois pas paru pour ma part majeur dans le livre même s’il est vrai qu’il en livre
une ample parabole. C’est pourquoi je ne m’y attarderai pas dans cette critique.
J’étais différent, j’étais singulier, j’étais impénétrable. On ne pouvait rien faire de moi, c’était comme si j’appartenais à un tout autre monde (…).
La lecture que j’en ai faite se distingue, je crois, assez nettement de ce que l’on peut lire d’habitude sur les thèmes du livre. J’ai lu entre ces lignes etcles paradoxes essentiellement un homme incapable de s’accepter tel qu’il est, et notamment rejetant avec violence son asexualité (et aromantisme et a-relationnel -néologisme de ma part- probablement au sens plus large) terme bien évidemment jamais prononcé puisque non encore en vigueur et reconnu à l’époque, et même encore aujourd’hui assez méconnu et rejeté. Identité qui remet en cause selon lui sa normalité bien sûr et même sa virilité. Le premier terme « normalité/normal » est une véritable obsession dans ses écrits. Il ne cesse d’y faire référence comme à un idéal, un objectif ultime hors de sa portée.
C’est donc une sorte de coming out inversé et renié à laquelle on assiste au fil des pages alors que l’auteur tente de déchiffrer et de comprendre les racines de son mal. Une sorte d’auto-flagellation mais surtout réquisitoire violent contre ses parents qu’il accable de tous les torts et qui m’a semblé, sans avoir de légitimité à juger pour autant, excessive et pesante, mais cohérente avec la logique du narrateur qui cherche à tout prix des causes et des responsables externes à lui-même.
Si les non-dits et l’hypocrisie qui régnaient dans sa famille l’ont probablement affecté au plan intellectuel et personnel et oppressé certainement, il paraît peu crédible qu’ils aient pu façonner sa (non) sexualité ou son manque général d’affect au sens large. On en revient à la part de l’inné et de l’acquis…, l’un ne pouvant totalement éclipser l’autre me semble-t-il, sans entrer dans une psychologie de comptoir ! Il est frappant pourtant que l’auteur insiste sur l’idée qu’il a été entièrement déterminé par son éducation et l’attitude de ses parents, sans qu’il n’ait aucune pulsion propre pour la surmonter, la dépasser et s’affirmer en son nom propre. Il nie ainsi totalement son libre arbitre dans sa situation. Le récit prend ici d’ailleurs des accents philosophiques à travers sa citation de Sartre qui affirmait que l’essentiel ne serait pas « ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui ». Il considère à cet effet avoir été « démoli » sans possibilité de le surmonter. Cette démolition à laquelle il fait référence vise donc essentiellement son absence de libido et de tout sentiment (y compris amical ou filial) de façon générale, son incapacité à ressentir le moindre désir ou le moindre affect pour quiconque homme ou femme. Pour paraphraser notre Johnny national, il se meurt de « l’envie d’avoir envie ».
Etat/orientation probablement extrêmement rare mais qui n’en reste pas moins une réalité et qui je doute puisse être le produit d’une éducation… Il reproche aussi à ses parents au passage de ne jamais abordé le sujet de la sexualité mais ses parents sont-ils les mieux placés pour en parler avec leur enfant ? J’en doute aussi…
Elle constitue à ses yeux un « dysfonctionnement », une inadaptabilité, inaptitude même à la vie, mais est-ce vraiment une pathologie ? Comme tout différence, divergence, déviance, il est certain qu’elle constitue une difficulté à gérer dans un monde non conçu pour ce type de personnalité et qui ne cesse de lui renvoyer une image d’anormalité qui ne manque pas d’être oppressante (d’où son angoisse permanente de ne pas être conforme à autrui). Mais s’il avait pu s’accepter tel qu’il était et ne plus souffrir de ce complexe d’infériorité ou d’anormalité, il y a fort à parier que sa souffrance aurait été pour beaucoup atténuée. La violence invisible de la « norme »/du moule social(e) étant probablement l’une des plus destructrices. C’est la quête désespérée de « normalité » qui détruit Zorn, au-delà de son cancer qui en est peut-être la conséquence, je me garderai bien de tout avis médical sur le sujet n’en ayant absolument pas les compétences ! Vers la fin du livre, dans un éclair de lucidité ?, il reconnaît d’ailleurs sa rage à être autre que lui-même : « Mon malheur consiste en cela que je ne peux pas être ce que je veux. » (même s’il continue de vouloir se persuader que son véritable moi est ailleurs…).
Pour reprendre mon analogie avec la pensée de Nietzshe, ce dernier conseillait aussi dans Zarathpoustra : « 10 fois tu te réconcilieras avec toi-même ; car se faire violence est amer, et l’on dort mal sur sa rancoeur. »
L’obsession de la sexualité comme sésame social et de normalité
Zorn souffrait d’un complexe d’infériorité (l’adjectif « inférieur » revient aussi comme un leitmotive aux côtés de « normal ») se voyant comme un sous-homme avec la sexualité comme (unique) marqueur de son « honneur ». On est bien dans la valeur sociale qu’il lui attribuait et non dans un quelconque désir physique inhibé (si ce n’est le désir de se conformer à la norme sociale et d’être comme tout le monde).
S’il cite Sartre, il ne cite étrangement pas Nietzshe sauf erreur de ma part, alors que le spectre du philosophe hante ses pages avec cette volonté de puissance fantasmée (le titre en étant d’ailleurs peut-être le meilleur exemple puisqu’il fait référence au dieu romain de la guerre qu’il valorise). Il aborde d’ailleurs aussi la question des valeurs chrétiennes qui l’imbibe bien que son éducation fut laïque et notamment sa dimension ascétique et de renoncement à la vie : « le refus catégorique de presque tout ce qui fait la vie ». Il refuse aussi son idée de scission, « d’antagonisme » entre le corps et l’esprit et comme l’auteur de la généalogie de la morale les voit former au contraire un tout, « une unité ».
Il voit aussi dans sa lignée la sexualité comme « ce qu’il y a de plus vrai, de plus vital et de plus énergique » et s’érige contre la vision honteuse que la société bourgeoise puritaine s’efforce d’entretenir. Par extension, son « refus de la mise à nu » est un comportement asocial selon lui.
Il fait ainsi une sorte de fixation sur sa (non) sexualité comme remède à tous ses maux et comme seul et unique façon/raccourci de sentir en vie et heureux : « lorsque cela ne va pas sur le plan sexuel, tout le reste ne peut pas marcher non plus » ou encore « l’expression la plus nette de [l’]impuissance au bonheur est assurément l’impuissance sexuelle. »
Il en arrive à livrer une véritable propagande à ce sujet comme pour mieux se convaincre : « Qui s’unit, vit, qui se tient à l’écart, meurt ». On constatera d’ailleurs qu’il n’aspire pas forcément à une relation en tant que telle ou à tisser un quelconque lien, mais plutôt à se prouver sa propre valeur virile semble-t-il. Ce qui n’aurait pu que le conduire qu’à une impasse…
Cette obsession de ce dont il croit manquer l’empêche finalement de profiter de tout élément positif dans sa vie : « toutes ces petites joies n’avaient pas d’autre pouvoir que de repousser sans cesse, l’une après l’autre, de quelques pas, l’abîme géant où guettaient toutes mes angoisses, mes souffrances et mes désespoirs. »
C’est surtout son incapacité à comprendre son absence de désir et d’ancrage véritable à la vie, ainsi que la dépression qui l’accompagne qui le ronge : ce qui est terrible et connu vaut toujours mieux que ce qui est terrible et inconnu. ; « savoir ce dont on souffre est plutôt une consolation qu’un poids supplémentaire pour le patient. »
Il évoque aussi cette idée récurrente de « retard » sur les autres qui eux sont « en avance » parce qu’il n’a pas de petite amie à l’école : « je constatai qu’ils étaient en avance sur moi, qu’à ce point de vue j’étais attardé, que je ne valais pas autant qu’eux. » et plus tard étudiant « qui si le temps ne cessait d’avancer je restais cependant en arrière », ou encore « je restais à la traîne ». Finalement, il parle encore d’un « échec » pour ce qui concerne ce domaine (« j’avais échoué ») ou encore se désignant comme un « raté » car n’ayant pas conquis de « femme ».
L’initiation amoureuse et surtout sexuelle étant encore vue dans nos sociétés comme synonyme de passage à l’état adulte, sans parler bien sûr de toute la dimension patriarcale de cette construction sociale (voir à ce sujet le très bon documentaire « How to lose your virginity »)
L’impossibilité émotionnelle
Cette pression sociale de mise en couple et de sexualité (à replacer aussi probablement dans le contexte de l’époque de révolution sexuelle) lui fait croire qu’il est donc déficient alors qu’il n’en éprouve, à titre personnel aucune envie (nous ne sommes donc pas dans le cas d’une frustration d’un désir mais encore une fois une frustration de ne pas être frustré justement, ce qui le tourmente au plus haut point donc, vous suivez?!). Fritz Zorn est très clair là-dessus : il n’est jamais tombé amoureux ni n’a désiré physiquement quiconque, homme ou femme (à son grand désarroi toutefois!). Il n’a même d’ailleurs jamais éprouvé non plus de véritable attachement amical et même s’il a eu sa période de sociabilité à la fac (forcée a priori ou dérivant d’une fuite de la solitude ou de lui-même), il confesse n’avoir jamais considéré ses camarades comme de « vrais amis » : « ils n’étaient toujours que les autres ». Le plus glaçant étant peut-être son rapport à ses parents qu’il considère au mieux comme d’aimables étrangers… Il ne fait d’ailleurs référence à personne d’autre de précis que lui-même et ses parents dans cette rétrospective de sa vie… Personne ne semble jamais avoir compté pour lui ou était-il si prisonnier de lui-même qu’il n’a pas su se tourner vers autrui et enfin se libérer de lui ? Il admet : « Il ne m’était pas possible d’avoir un contact émotif avec le monde. »
Et même lorsqu’il se confronte à la maladie, il n’éprouve pas de communauté ou solidarité avec les autres accidentés de la vie comme lui. « Chacun est seul avec sa souffrance et sa solitude. » considère-t-il. Comme s’il était privé de toute capacité d’empathie à autrui de façon générale. Pas plus que de savoir qu’il n’est pas le seul à souffrir ne lui apporte de réconfort : il reste enfermé « au coeur de sa propre tragédie ».
La question qui surgit ici est de savoir si l’humain, censé être un animal social par nature, peut vraiment s’épanouir hors de toute relation affective qu’elle soit amoureuse, amicale ou familiale ? Si Fritz Zorn avait été en paix avec lui-même, aurait-il pu être heureux dans une vie autarcique qui semblait lui peser ? Ou est-ce simplement le fait qu’il n’avait pas encore rencontré un être avec qui il aurait pu nouer une relation profonde sur le plan émotionnel ? Il n’aura pas eu le temps d’explorer cette option malheureusement et sera mort dans un ressentiment assez effrayant.
La lecture se fait donc sur un double niveau. D’une part ce que l’auteur dit, argumente, tente de convaincre et persuader, en interprétant et rationalisant son vécu d’une façon qu’il veut la plus objective n’hésitant d’ailleurs pas à user d’humour (noir) voire de cynisme, ce qui est assez déroutant également mais qui permet aussi de le suivre jusqu’au bout sans être totalement plombé (d’autant qu’il est inévitablement assez répétitif). Et d’autre part, ce qu’on peut déceler entre les lignes donc et pas forcément raccord avec ce qui est affirmé explicitement.
La pulsion artistique refoulée comme déficience vitale
De façon plus globale Zorn tient en horreur sa « sagesse », sa raisonnabilité et « tranquillité » d’enfant de bonne famille « comme il faut » (selon son expression, en français dans le texte original pour l’anecdote 🙂 J’avais aussi appris que cette expression française est utilisée en Russie par exemple) et l’« harmonie » de son milieu bourgeois. Il prend aussi en grippe son profil intellectuel, va même jusqu’à dénigrer son goût pour l’écriture et ses réussites en la matière (cf ses pièces de théâtre), ou encore la littérature peuplée d’anti-héros mélancoliques et asociaux lui renvoyant un reflet non pas réconfortant mais écoeurant de sa personne, les voyant encore une fois comme synonymes d’exclu « en dehors » de la vie. La vocation d’artiste correspond donc à une infériorité dans sa logique : « l’art ne devait être considéré que comme le symptôme d’une vitalité déficiente » Et il tente donc ici aussi de se nier en étouffant ses élans créateurs : « ce que j’avais écrit n’était, en fin de compte, que le produit de ma frustration et l’aveu de ma défaite. »
Ceci entre en écho avec la violente déclaration de Flaubert dans l’une de ses lettres à sa mère (15/02/1850) où il qualifiait l’artiste de « monstruosité« , « quelque chose de hors nature » puisque devant en effet rester extérieur à la vie pour mieux la voir. Je ne sais pas si Zorn la connaissait ? Il ne la cite pas du moins.
Toutes sortes de caractéristiques qu’il voit donc comme « hostiles » à la vie. Il y a quelque chose de houellebecquien dans sa volonté de se sentir vivant, de « rester vivant » à tout prix alors qu’il étouffe dans sa prison aussi vide que dorée dont l’art ne constitue même pas un échappatoire salvateur. Lui pourtant adepte de Freud qu’il cite à plusieurs reprises semble ici nier sa théorie de la sublimation…
Le refus absolu d’être soi
Sa réflexion sur la notion de « ridicule » -derrière laquelle s’abrite souvent ses parents pour éviter de s’impliquer- illustre assez bien ce point alors qu’il met en évidence que prendre le risque d’être ridicule est finalement une preuve de vie et que seul les morts peuvent éviter tout ridicule : « ce qui est vivant est toujours ridicule car seul ce qui est mort ne l’est pas du tout ».
En somme, il aurait voulu être rock, better to burn out than fade away, alors qu’il n’était que cantate de Bach et passivité. Il aurait désespérément voulu être autre que ce qu’il était et c’est ce qui le tue. Rarement aura-t-on vu je crois quelqu’un se rejeter et se nier avec une telle violence.
Il se raccroche d’ailleurs sans cesse à l’idée qu’il n’est pas son « vrai moi » et uniquement un « moi simulé ».
Il voit ainsi ses écrits comme son unique façon de se rebeller enfin et se qualifie même de révolutionnaire à la fois passif et actif, refusant la résignation.
Il tisse ainsi une analogie entre sa maladie et sa fonction sociale de dénonciation des travers bourgeois : « je suis la cellule malignement malade qui contamine l’organisme social. »
Bonheur et « fonctionnement » existentiel
Dans la dernière partie, l’auteur élargit davantage son propos à des considération philosophiques, comme indiqué ci-dessus mais aussi sociologique et existentielles (sens de la vie, définition du bonheur, etc.) de façon générale, ce qui ne manque pas d’interpeller et de faire réfléchir (et qui relance l’intérêt aussi de la lecture par le renouvellement apporté). Une réflexion m’a plus particulièrement intéressée, celle où il compare le bien/le bonheur à ce qui fonctionne, renvoyant à son propre « dysfonctionnement » à travers également sa métaphore de la forêt et de l’abeille. Il s’appuie ainsi sur l’approche du pyschiatre Wilhelm Reich (condamné pour ses positions sexo-ésotériques dans les années 50) selon laquelle « la vie n’a nul besoin d’avoir un sens et il suffit que la vie fonctionne ». Ce qui me fait penser au titre du film (qui m’a par ailleurs profondément ennuyé) de Woody Allen : « Whatever works » qui me semble fort juste et une idée assez réconfortante au fond !
Autre point d’intérêt : son analyse de la question de la « sensibilité », qualité/défaut qui historiquement fait polémique depuis la fin du XVIIIe en Angleterre avec « the Age of sensibility » puis le mouvement romantique, etc. En particulier la sensibilité masculine vue comme une menace à sa virilité car signe d’efféminisation comme l’a craint l’opinion de l’époque (et toujours en vigueur d’ailleurs). Ici, pour une fois il assume ce trait de son caratère et ne le rejette pas, au contraire il le défend y trouvant un intérêt pour la société. Son argumentation est intéressante et assez juste aussi (il s’appuie ici sur Schiller et son essai « De la poésie naive et sentimentale » à la fin du XVIIIe s.). En dépit de la souffrance induite par une grande sensibilité, il estime à l’instar de ce dernier qu’elle est nécessaire à l’amélioration sociale par sa fonction de dénonciation de ses dérives et travers qu’il ressent de façon plus aigue.
On le voit l’ensemble du texte marque l’érudition de son auteur (professeur et titulaire d’un doctorat en langues romanistes) qui fait de nombreuses références à ses lectures qu’elles soient littéraires, philosophiques, sociologiques ou psychanlaytiques : de Thomas Mann à Camus, Jorge Marique ou encore la poétesse allemande Annette von Droste-Hülshoff, etc.
Au final, la prose inscisive et riche de Zorn ne manque pas d’interpeller, que l’on partage ou non ses points de vue et ses réflexions plutôt radicales. On ne pourra pas lui enlever qu’il donne à réfléchir. Il déroute assez souvent probablement autant qu’il se déroute lui-même. Zorn n’est pas un être attachant, c’est un animal à sang froid, difficile à cerner, pétri d’amertume et de rancoeur, à l’intelligence acérée peu ouverte à la contradiction ou à la modération (qui s’explique sans doute en partie par le relatif encore jeune âge de l’auteur). Il n’en reste pas moins assez fascinant dans ses mécanismes internes et paradoxes, sa construction/trajectoire personnelles ici dévoilés dans leur profondeur ainsi que bien sûr la voix qu’il donne à une orientation encore assez méconnue et souvent niée, celle de l’asexualité et les ravages -ici inconscients- de l’injonction sociale à l’hétérosexualité. [Alexandra Galakof]
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Extrait d’Emmanuel Carrère sur Fritz Zorn (analogie avec son personnage cancéreux Etienne) :
« La maladie, l’approche terrifiante de la mort lui ont appris qui il était, et savoir qui on est- Etienne dirait plutôt : où on est-, cela s’appelle être guéri de la névrose. Je n’ai pas cessé de penser, relisant Mars, à la vie qui aurait été celle de Fritz Zorn, s’il avait survécu, à l’homme accompli qu’il aurait pu devenir s’il lui avait été donné de jouir de cet élargissement de la conscience qu’il avait payé tellement cher. Et j’ai pensé que cet homme accompli, pour moi, c’était Etienne. »
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