Le 7 décembre 2014, Patrick Modiano prononçait de sa voix lente et hésitante caractéristique, son riche discours de remerciement à l’Académie du Nobel pour le prix Nobel de littérature qu’il vient de recevoir. Il a ainsi livré une leçon de maitre sur l’écriture, tour à tour onirique ou nostalgique, sur le rapport lecteur-romancier ou encore le Paris de l’Occupation… Il s’adresse aussi, au passage, aux auteurs de la nouvelle génération et exprime des doutes sur l’avenir de la littérature à l’heure des nouvelles technologies…
Ecrire à l’heure d’Internet et d’un monde interconnecté
Il arrive aussi qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque là, le temps s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette lenteur s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s’est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées d’aujourd’hui.
Dans cette perspective, j’appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l’internet, le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce monde auquel chacun est « connecté » en permanence et où les «réseaux sociaux» entament la part d’intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque récente – le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque. »
Comment écrira-t-on les villes demain ?
« J’appartiens à une génération qui a subi l’influence de ces romanciers et qui a voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait «les plis sinueux des grandes capitales». Jusqu’au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision en quelque sorte «romantique» de la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c’est pourquoi j’aimerais savoir comment les romanciers de l’avenir évoqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans des œuvres de fiction. »
Sur la difficulté de juger son propre travail d’écriture
(…) « Un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres (…) Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d’ensemble. »
Sur le rôle du lecteur comme révélateur de l’œuvre
« Le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. À mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux« .
Ecrire sur un « Paris de mauvais rêve »…
Lors de la remise du prix, il a été assez vite « réduit » à un « auteur de l’Occupation » («cet art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation» selon le résumé des membres de l’Académie), en particulier repris par la étrangère, qui n’avait pour la plupart jamais entendu de notre héros national 🙂 (cf : la ruée sur Wikipédia qui a suivi l’annonce de sa nomination des journalistes américains, furieux pour certains que leur Philip Roth bien-aimé ne l’ait pas emporté !). Pierre Assouline s’en était d’ailleurs indigné dans son édito suivant la nomination. Pourtant Patrick Modiano ne réfute pas la qualification et explique :
« Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres« .
Ecrire pour rendre « la vie quotidienne phosphorescente »
« J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne ».
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