Simone de Beauvoir, l’auteur du Deuxième sexe publié en 1949 qui l’a fait proclamer mère du féminisme moderne et toujours une référence, était un bourreau de travail, capable de « travailler sans trêve » selon son expression, et une passionnée. Philosophe, essayiste, romancière, mémorialiste et épistolière enthousiaste, pas un jour ne se passait sans qu’elle ne soit à sa table de travail, écrivant sans relâche ou se documentant pour ses travaux. Dans une intéressante interview au Paris review de 1965 elle livre ses secrets d’écriture et de productivité mais aussi ses goûts littéraires et influences, son expérience de l’édition :
En littérature, j’aime qu’il y ait des ombres, de même que dans la vie persiste un halo d’obscurité… (lettre à Nelson Algren, 1948)
Les goûts littéraires et les influences de Simone de Beauvoir
Si dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir n’est pas tendre voire violente envers ses consoeurs de lettres, elle n’en voue pas moins un attachement paradoxal à nombre d’entre elles. Et grâce à ces abondantes citations de romans ou de mémoires écrits par des femmes dans son célèbre essai, elle a contribué à ce qu’elles ne tombent pas -complètement- dans l’oubli (triste exemple encore s’il en fallait du sort fait aux œuvres des femmes). Dans son interview, elle cite notamment l’anglaise George Eliot Le moulin sur la Floss qui l’a beaucoup émue et à qui elle voulait ressembler en tant qu’auteur populaire. Elle confie aussi avoir eu une passion pour le roman « Poussière » (Dusty Answer) de Rosamond Lehmann’s même si elle le considère « médiocre » et à la fois « subtile » et « intelligent » (ce qui montre encore une fois ses paradoxes). « L’auteur a su restituer tous les mythes des adolescentes et de beaux garçons avec un air de mystère« , reconnaît-elle. Un livre que les femmes de sa génération avaient aussi adoré précise-t-elle. De plus, l’auteur étant très jeune, toutes les filles se reconnaissaient en son héroïne Judy. Elle enviait aussi la vie universitaire anglaise comme elle vivait chez ses parents, sans chambre à elle. Plus tard, elle a aussi lu les sœurs Brontë et l’oeuvre de Virginia Woolf d’Orlando à Mrs. Dalloway. Elle n’a pas été touchée par « Les vagues » mais a beaucoup aimé son livre sur Elizabeth Barrett Browning. Elle considère aussi la littérature enfantine anglaise plus attrayante que celle qui existe en France et a adoré lire Alice au pays des merveilles, Peter Pan. Les références citées sont anglo-saxonnes car l’interview était pour un média américain.
Simone de Beauvoir à propos de Virginia Woolf :
« Son journal m’intéresse moins. Il est trop littéraire. C’est fascinant mais cela me reste étranger. Elle est trop préoccupée par ses publications et ce que les gens diront d’elle.
En revanche j’aime beaucoup « Une chambre à soi » dans lequel elle parle de la situation des femmes. C’est un essai court mais qui touche en plein mille. Elle explique très bien pourquoi les femmes ne peuvent pas écrire. Virginia Woolf est une des auteurs qui m’a le plus marquée.
Sur ces photos, elle avait un visage extraordinairement solitaire. En un sens, elle m’intéresse plus que Colette qui était après tout, très cantonnée à ses petites histoires de coeur, de foyer domestique, de lessive et d’animaux. Woolf vise beaucoup plus large. » (encore une fois, elle apparaît ici contradictoire car elle avoue par ailleurs dans ses lettres à nelson Algren être très admirative de Colette qu’elle cite d’ailleurs abondamment dans Le deuxième sexe, ndlr).
Sur le refus de ses premiers manuscrits et la publication de ses oeuvres :
« De mon temps, il était inhabituel d’être publié alors qu’on était très jeune, hormis quelques exceptions comme Radiguet. Sartre lui-même n’a pas été publié avant ses 35 ans avec La Nausée et Le mur ?. Quand mon premier plus ou moins publiable livre fut rejeté, j’étais un peu découragée.
Et quand la première version de L’invitée fut refusée, ça a été très déplaisant. (NB : Son premier roman a été refusé : Deux maisons d’édition, Gallimard et Grasset, n’ont pas souhaité ajouter son roman Primauté du spirituel, achevé en 1937, à leur catalogue. Son premier écrit à paraître fut donc L’Invitée, en 1943. En ce qui concerne son roman rejeté, il a finalement été publié en 1979 par Gallimard sous le titre Quand prime le spirituel.) J’ai donc pensé que je devais prendre mon temps. Je connaissais beaucoup d’exemples d’écrivains qui avaient été lents à se lancer, en particulier le cas de Stendhal qui n’a pas commencé à écrire avant ses 40 ans. »
Sur la construction du plan de ses romans (intrigue) et livres :
« Quand j’ai écrit Les mandarins, j’ai créé des personnages et une atmosphère autour d’un thème donné, puis petit à petit l’intrigue a pris forme. Mais en général je commence à écrire un roman longtemps avant d’élaborer un plan ou synopsis d’intrigue à proprement parler. »
Sur l’auto-discipline d’écriture de Simone de Beauvoir :
« Je suis toujours pressée de me mettre à travailler bien qu’en général je n’aime pas commencer la journée. Je prends d’abord du thé et ensuite, à environ 10h, je me mets en route et travaille jusqu’à 1h. Ensuite, je vois mes amis et après cela, à 17h, je me remets au travail jusqu’à environ 21h. Je n’ai aucune difficulté à reprendre le fil dans l’ap-midi. La plupart du temps travailler est un plaisir. »
Méthode/habitudes d’écriture de Simone de Beauvoir :
« Cela dépend dans une certaine meure de sur ce quoi j’écris. Si mon travail se passe bien, je passe un quart d’heure ou une demi-heure à lire ce que j’ai écrit la veille et à corriger. Ensuite, je poursuis à partir de là. J’ai besoin de relire mes écrits précédents pour reprendre le fil. Je travaille tous les jours excepté pendant 2 ou 3 mois de vacances quand je voyage et généralement ne travaille pas du tout. J’emporte une grosse valise pleine de livres que je n’ai pas eu le temps de lire. Mais si le voyage dure un mois ou 6 semaines, je me sens gênée si je suis entre 2 livres. Je m’ennuie si je ne travaille pas. »
Sur l’écriture manuscrite de ses ouvrages
(elle ne tapait pas à la machine)
« Je ne sais pas taper mais j’ai deux secrétaires qui parviennent à déchiffrer ce que j’écris. Qand je travaille sur la dernière version d’un livre, je copie le manuscrit. Je fais très attention et fais un gros effort. Mon écriture est plutôt lisible. »
Sur la longévité littéraire posthume :
« Etant donné que ma vie personnelle va disparaître, je ne suis pas le moins du monde concernée par la durée de mon œuvre après ma mort. J’ai toujours eu une conscience aigue de la disparition des choses ordinaires de la vie, les activités quotidiennes, les impressions, les expériences passées. Sartre pensait que la vie pouvait être capturée dans les mots, mais j’ai toujours senti que les mots n’étaient pas la vie elle-même mais une reproduction de la vie, de quelque chose de mort pour ainsi dire. »
Sur l’imagination et le réalisme en littérature :
« Qu’est-ce que l’imagination ? Sur le long terme, il s’agit d’atteindre un certain degré de généralité, de vérité sur ce que nous sommes et vivons. Les œuvres qui ne sont pas basées sur la réalité ne m’intéressent pas à moins d’être de bout en bout extravagantes comme les romans épiques d’Alexandre Dumas ou deVictor Hugo. Les oeuvres d’imagination sont pour moi des œuvres artificielles. »
Sur la création et le choix des noms de ses personnages :
« Je ne considère pas les noms des personnages comme quelque chose d’important. J’ai choisi le nom de Xavière dans l’Invitée car je n’ai jamais rencontré une personne dénommée ainsi. Quand je recherche des noms, j’utilise l’annuaire ou j’essaie de me souvenir des noms d’anciens élèves. Je pense que je suis moins intéressée par les personnages en eux-mêmes que leurs relations, qu’il s’agisse d’une histoire d’amour ou d’amitié comme le soulignait le critique Claude Roy. Mes personnages féminins ressemblent à beaucoup de femmes. Elles sont obligées de jouer à être ce qu’elles ne sont pas, de jouer, par exemple, prétendre d’être de grandes courtisanes ou falsifier leurs caractères. Elles sont à la lisière de la névrose. Je me sens très en empathie avec les femmes de ce genre. Elles m’intéressent plus que la femme au foyer et la mère équilibrées. Il y a bien sûr des femmes qui m’intéressent encore plus, ce sont celles qui sont à la fois authentiques et indépendantes, qui travaillent et qui créent. »
Sur la dimension amoureuse dans ses livres :
« L’amour est un grand privilège. L’amour véritable, qui est très rare, enrichit les vies des hommes et des femmes qui le vivent. Les femmes l’éprouvent davantage dans mes livres car les femmes donnent plus d’elles-mêmes en amour car la plupart d’entre elles n’ont pas grand-chose d’autre à absorber. Peut-être qu’elles sont aussi plus capables de compassions profonde, ce qui est la base de l’amour. Peut-être également que je me projette plus facilement dans les femmes que dans les hommes. Ainsi mes personnages féminins sont plus riches que mes personnages masculins. J’ai montré les femmes comme elles sont, des êtres humains partagés, et non comment elles devraient être. »
Sur la différence entre l’écriture de romans et de mémoires :
« J’aime les deux exercices. Ils offrent des satisfactions et des déceptions différentes. En écrivant mes mémoires, c’est très agréable d’être soutenue par la réalité. D’un autre côté quand on suit la réalité au jour le jour, comme je l’ai fait, il y a certaines profondeurs, certains types de mythes et de significations qu’on néglige. Dans le roman, toutefois, on peut exprimer ces horizons, ces accents de vie quotidienne, mais il y a un élément « fabriqué » qui reste dérangeant. On devrait viser à inventer pas à fabriquer. Je voulais parler de mon enfance et de ma jeunesse depuis longtemps avec lesquels j’ai toujours entretenu un lien profond. J’ai toujours eu ce désir de discussion d’un partage à coeur ouvert. C’était un besoin très personnel et sentimental. »
Sur l’engagement politique des écrivains et leur longévité littéraire :
Suite à la réflexion d’Hemingway sur les écrivains politisés et la nécessité de sortir du contexte politique pour lire leur oeuvre dans le temps, Simone de Beauvoir défend une vision engagée de la littérature, dans la lignée de Sartre et estime qu’Hémingway représente typiquement « le type d’écrivain qui n’a jamais voulu s’engager ».
En conséquence, il pensait que ce qui devenait éternel en littérature était ce qui n’était pas daté et orienté vers une cause politique, une vue qu’elle ne partage pas.
« Dans le cas de beaucoup d’écrivains, c’est aussi leur posture politique qui me fait les aimer ou non. Il n’y a pas beaucoup d’écrivains des époques précédentes dont l’oeuvre était vraiment engagée. Et bien qu’on puisse lire le Contrat social de Rousseau aussi avidement que l’on lit ses confessions, on ne lit plus aujourd’hui La Nouvelle Héloïse. »
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