Avec Un temps fou, Laurence Tardieu, lancée sur la scène littéraire française en 2002, et révélée par « Puisque rien ne dure » en 2006, creuse son sillon entre autofiction et récit intimiste. Avec aujourd’hui six romans à son actif, elle explore les blessures de l’être -du deuil impossible d’un enfant aux difficiles relations familiales-, le rapport à la la filiation et les sentiments bien sûr. De sa voix singulière, à la fois élégante, douce et violente, elle effeuille minutieusement et subtilement les non-dits, les microcosmes intérieurs, les douleurs et les passions. Dans la lignée de Camille Laurens, Nina Bouraoui ou Delphine de Vigan, cette romancière, affectionnant Modiano et Duras, a su s’imposer. « Un temps fou » est paru en 2009 (en poche en 2010) :
« Toutes les vies se passent-elles donc à tout réapprendre indéfiniment, tout réapprendre et pourtant ne rien savoir, tâtonner, comme des aveugles les yeux grands ouverts, chercher quelque chose sans savoir ce que l’on cherche, tomber, et se relever, et tomber encore ? Et ainsi jour après jour, jusqu’à ce que la mort nous rende au silence. »
Si l’on devait s’en tenir à l’histoire d’Un temps fou, il n’y aurait rien de bien original à dire.
L’histoire d’un adultère, d’une passion charnelle…, avec ce qu’elle peut avoir de déstabilisant, d’effrayant et d’enivrant à la fois. Le tout sur fond de Paris sous la neige. Un peu cliché vu comme cela…
Oui mais voilà, ce qui fait l’attrait du livre et sa valeur certaine, c’est tout l’art de la romancière pour nous conter cette relation, cet homme qui l’a envoûtée, mais aussi restituer les atmosphères, les gestes, les visages, les paysages, ses proches, ses souvenirs en mêlant habilement présent et passé… Son art pour composer un kaléidoscope de sensations et d’émotions, une mosaïque sensorielle riche et mouvante qui happe le lecteur, séduit par sa plume élégante, précise et sensuelle.
Oui, Laurence Tardieu possède véritablement sa petite musique et c’est à cela que tient toute la séduction et la magie contenues dans son livre. Peut-être une marque de fabrique de l’écriture féminine à la française, depuis Françoise Sagan ou même Nathalie Sarraute ?
D’une « banale » aventure extraconjugale, elle cherche à tresser un canevas plus complexe et déroutant parfois, explorant de multiples territoires : celui de l’enfance, de la maternité, de la féminité, du désir et de l’héritage familial à travers l’évocation constante de ses parents.
Ce roman repose tout entier sur sa structure savamment travaillée, même si parfois, en dépit de ses précautions pour tout assembler, on a le sentiment fugace d’un « fourre-tout » ou plutôt un patchwork d’éléments qui n’auraient peut-être pas tous dû se trouver dans le même livre… Autre écueil : le côté parfois répétitif même s’il donne aussi au roman sa musique incantatoire, de litanie presque.
Pour autant, cela tient. Par un fil parfois ténu mais néanmoins obstiné. Un fil qui nous fait voguer au fil de ses pensées, de ses associations d’idées, comment le présent peut faire ressusciter le passé, des émotions enfouies, nous faire comprendre des choses qui nous avaient échappé enfant, la connexion entre conscient et inconscient, les réalités externe et intérieure. Le tout porté par sa langue poétique et très visuelle, voire cinématographique parfois dans ses ellipses, clair-obscurs, gros-plans ou flash-backs.
Que nous dit Laurence Tardieu dans son roman cotonneux et hypnotique ?
Deux mots reviennent à plusieurs reprises : l’enveloppement et la déflagration (ou explosion). Deux mot qui résument bien son style littéraire. Pourraient-ils aussi être deux clés pour comprendre le sens profond de cette histoire ?
Tout est matière à interprétation dans ce roman qui flirte volontiers avec le psychanalytique, dans son sens noble d’exploration de la psyché (et non nombriliste !).
« Je me demande comment on fait pour se sentir toujours vivant. Pour retrouver cette joie-là, et ne plus la perdre. »
Plus globalement ce roman nous invite à réfléchir sur le sens de la vie, vaste ambition existentielle, récurrente au fil de ses pages.
A commencer par le premier chapitre, dont la scène décrite est assez saisissante et vertigineuse.
Pourquoi et comment « rester vivant » dirait Michel Houellebecq, et en écho la quête du bonheur si fugace (« Chercher le bonheur n’est-ce pas ça après tout ? Savoir ce qui nous a rendus heureux et le faire danser vers le ciel, comme on a envie de danser avec l’être aimé ? »), la lutte permanente entre pulsions de vie et de mort, la vie fragile qui file, « la vie qui nous abandonne et nous reprend » : « L’impuissance, c’est le corps et l’esprit qui se traînent à terre, sans énergie, incapables de se relever. On aimerait tant rester toujours debout, dans la lumière, du côté des vivants. » ou encore « Je me sens toujours si proche de cette enfant, qui tout à coup, pour un rien, pour un peu de blanc, un peu de féérie est rendue à la vie. Je me demande s’il en est de même pour les autres, si toutes les vies n’ont pas besoin de se laisser griser pour se délivrer de la peur, l’espace de quelques instants du moins, pour savoir qu’elles sont au monde, vibrantes, éphémères, magnifiques. »
En corrélation, le livre analyse aussi, avec une certaine justesse sans rien non plus de révolutionnaire, le thème romantique éternel du temps qui passe, et comment cette donnée inéluctable nous façonne : « J’ai songé alors que ce qui est violent, ce n’est pas le temps qui passe, c’est l’effacement des sentiments et des émotions. Comme s’ils n’avaient jamais existé. » ou encore « Je ne crois pas que ce soit le temps qui passe. Le temps ne passe pas. Ce qui passe, c’est nous. »
Comment accepter de disparaître ou de voir disparaître ce que l’on a aimé : « Tu me consolerais de ce que la vie ne soit qu’une insupportable succession de pertes. De ce que rien ne dure et que tout s’efface. De ce qu’on s’efface. »
Et c’est donc sur ce fond existentiel que l’auteur brode son histoire d’amour, comme pour lui donner un écho plus profond, plus vaste que simplement celle d’un homme et d’une femme qui se séduisent, s’unissent avant de se rendre compte d’une méprise. Comme si aussi l’auteur voulait se tenir à distance, prendre du recul sur cette histoire là, sur cette douleur qu’elle va générer.
Il n’en reste pas moins qu’elle décrit avec acuité et méticulosité toute la puissance et le charme d’une relation naissante, des premiers émois, regards, gestes, préludes, à l’attente (« (…) découvrant ce que c’était qu’attendre quelqu’un, l’attendre dans sa tête, l’attendre dans son corps, devenir cette attente. ») jusqu’à la concrétisation. « D’où vient l’amour ? D’où vient le sentiment amoureux ? Du présent ou du passé ? De ce que le corps éprouve et dont il est irradié, ou de ce dont il a manqué et après quoi il ne cesse de courir ? »
Avec beaucoup de pudeur, elle évoque aussi le malentendu classique entre hommes et femmes, et la difficile séparation du sexe et de l’amour : « Si tu avais pensé à cette possibilité : que le sexe et l’amour se rejoignent. Je me suis dit qu’au fond ce rêve-là, ça avait été le mien avec toi. Il ne s’était pas réalisé. Ce n’était peut-être qu’un rêve de femme. »
Une relation intense, du moins pour la narratrice, qui n’en ressortira pas indemne même si le roman s’achève dans un relatif apaisement, comme si cette expérience lui avait fait comprendre quelque chose de supplémentaire sur la vie et le bonheur. Qu’ils ne résident, comme on le sait depuis Horace et son « carpe diem », que dans l’instant et l’aptitude à la simplicité. « Avec vous j’ai compris que le sentiment d’éternité ne s’inscrit pas dans l’avenir, mais dans la profondeur et la défaillance vertigineuse du présent. »
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Parole de Laurence Tardieu :
« Et écrire, n’est-ce pas ça: explorer sans relâche et de manière obsessionnelle cela même qu’on ne comprend pas, qui nous hante et manque de nous aspirer, et qu’on s’efforce de saisir tout au long de récriture d’un livre, traversée au cours de laquelle on aura l’illusion de parvenir enfin à attraper quelque chose de ce qui se dérobait tant à nous ; et pourtant, chaque fois, sans doute, cela ne sera pas suffisant, rien n’aura été ni assez déblayé ni assez cerné, puisque bientôt la nécessité d’un nouveau livre s’imposera et qu’une fois encore on repartira à l’assaut – comme si, en définitive, tout parcours d’écriture relevait d’un combat entre soi et soi ? » (source : « Le Magazine littéraire »)
3 Commentaires
J’aime beaucoup cette auteure,, trop méconnue à mon goût. S’il est vrai que ses bouquins se résument aisément car il ne s’y passe peut-être que peu de choses, son écriture subtile insuffle une beauté au récit, elle creuse la psychologie de ses personnages et ses ambiances sont bien campées.
oui c’est bien résumé en effet. espérons que sa notoriété ira croissante !
j’ai bien pris le temps de le lire, c’est agréable et vraiment à mon goût. Merci!