Le monde littéraire a toujours fluctué au gré de polémiques et débats : depuis la querelle des anciens et des modernes en passant par celle des réalistes contre les romantiques ou parnassiens… En 2007, un manifeste appelait à une « littérature-monde » ouverte sur le monde et dépassant le clivage « littérature francaise » vs « francophone ». En 2012, de nouvelles polémiques ont agité récemment le petit monde littéraire par presse interposée, de Charles Dantzig à Michel Crépu en passant par Frédéric Beigbeder, etc :
Le coup d’envoi a été donné par Charles Dantzig, écrivain et directeur de collection aux éditions Grasset, qui, dans une tribune du Monde, parue le 17 mars 2012, intitulée « Du populisme en littérature ». Il y dénonçait le réalisme populiste qui déferle actuellement en littérature (et qu’il rapproche du populisme politique). »En littérature, le populisme va et vient. Son nom, en 2012, est réalisme. Il s’est installé avec la puissance d’un avion en vol le 11 septembre 2001. » écrit-il, avant de s’en prendre aux « Bienveillantes » paru en 2006, comme 1e symptôme ou du moins le déclencheur de cette tendance. « Avec ce roman, les voyeurs, les obscènes, les utilitaires, les machos, enfin le contraire de la littérature, sont venus vers le livre, donnant un mauvais exemple de ce qui pouvait se vendre, et a été très imité ensuite. » Il s’érige ainsi contre « l’asservissement de la fiction au reportage, la forme à la narration, l’inutile au moral« . s’insurgeant contre « les romanciers américains donnant des pages d’entretien dans des magazines littéraires pour parler, non de la façon dont on écrit un livre, mais du destin des classes moyennes ; des romans français pâteux dont on veut nous faire croire qu’ils ont un style assorti à leur sujet » Avant de conclure sur le très parnassien « Je tiens l’inutilité de la littérature pour sa supériorité. »
Une esthétique non sans rappeler les détracteurs de Zola lors de la sortie en 1876, de l’Assommoir dont le réalisme populaire, « le roman à l’odeur du peuple », avait déclenché les foudres de l’intelligentsia littéraire !
On rajoutera que ce courant de « populisme », ou populaire, semble également illustré avec les récents succès mettant en scène des héroïnes, mercière (« La liste de mes envies » de Grégoire Delacourt), caissière (« Les tribulations d’une caissière ») et autre concierge (« L’élégance du hérisson » de Muriel Barbery) ou nounou noire (« La couleur des sentiments » de Kathryn Stockett).
Le 4 avril 2012, toujours dans une tribune du Monde, « Le puritanisme, vrai ennemi de la littérature », Michel Crépu répond en partie à Charles Dantzig, défendant une littérature proche du réel et notamment, Les Bienveillantes : « Au relu, on voit que Jonathan Littell n’est pas un très grand écrivain et qu’il a pourtant écrit un livre extraordinaire. Ce sont des choses qui arrivent en littérature. »
Il appelle aussi à distinguer populisme et réalisme avant de condamner « cette houellebecquerie du dimanche conquise par des nains à force de misérabilisme et d’absence radicale d’humour (Houellebecq en a, lui, c’est au moins une chose)« . Il vante aussi les mérites de « la littérature journalistique » préférable à l’autofiction. Pour lui, le véritable fléau ne vient pas du « populisme » au sens strict mais d’une forme de puritanisme précieux du « correct » et de « l’incorrect ».
Enfin, Frédéric Beigbeder, s’est aussi mêlé au débat, et publie dans une chronique au Monde du 14 avril 2012, sa propre vision intitulée « L’humanisme du réalisme » ! Pour clore le différend, il cite le dandy Oscar Wilde : « Un livre n’est pas moral ou immoral, il est bien ou mal écrit, c’est tout. » Personne n’oblige personne à écrire, ni à lire, tous les romans qui ouvrent des fenêtres sur le monde, les guerres, les faits divers sordides, les tueurs de petites filles ou (même) les bourreaux nazis, la colonisation ou la tragédie du 11-Septembre. » Pour lui, les romans de Jonathan Littell ou Alexis Jenni, tous deux prix Goncourt, ont par « leur perversité, leur lyrisme macabre […] une force qui est aussi le reflet d’un siècle insoutenable. »
Il réfute aussi toute idée d’asservissement de la littérature, résultant des désirs personnels des auteurs. Pour lui, il ne faut rien demander aux romans, « mais s’ils changent ma vision du monde par la langue, s’ils m’ouvrent les yeux et me font regarder les êtres avec une musique, une couleur, une lumière nouvelles, je n’aurai pas l’impression d’avoir perdu mon temps de lecture. » complète-t-il, avec bon sens.
Il donne toutefois raison à Dantzig quant à la mode de « l’actualité » et pointe les romanciers contemporains qui s’emparent des faits divers récents. Le danger selon lui ? Le manque de « distance romanesque » qui est « le secret de la grande littérature. » Il conclue sur un certain retour au classicisme, comme une sorte de valeur refuge après les expériences (manquées dit-il) du surréalisme.
Il fait aussi référence au magazine Transfuge qui complète la polémique, en reprochant, lui, à la littérature française d’être trop « rétrograde », c’est à dire d’être trop obsédée par le passé (et la seconde guerre mondiale en particulier) et de ne pas se confronter davantage à notre époque. En ligne de mire, les romans historiques, « obsédés par le passé », période de guerre ou pas, des livres qui tournent le dos à notre époque. « L’art français de la guerre » de Jenni est ainsi décrié. D’après le magazine, la décennie 2000-2010 n’a pas été des plus novatrices…
Peut-être un faux débat… ?
17 Commentaires
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A défaut d’un faux débat, c’est surtout un débat qui ne risque pas d’avoir lieu puisque, comme vous l’avez déjà suggéré dans votre article sur Internet (et les écrivains qui ne s’y confrontent pas), plus personne ne souhaite, mais surtout ne semble en mesure de se confronter au réel. La seconde guerre mondiale, le nazisme et la décolonisation sont devenus les marronniers de notre culture-refuge (alors que tant d’autres cultures et d’autres arts s’en sont déjà distanciés), marronniers sous lesquels nous nous abritons de plus en plus complaisamment pour ne plus avoir à regarder un réel certes de plus en plus froid, désincarné et inhumain.
http://leboldu.over-blog.com/articl…
oui tu as raison de le rapprocher de l’article sur la présence d’Internet, technologie emblématique de notre époque, dans les romans contemporains :
http://www.buzz-litteraire.com/20120322interview-ariel-kenig-le-miracle-solange-bied-charreton-enjoy-generation-y-internet-litterature
http://www.buzz-litteraire.com/facebook-internet-de-beaux-outils-romanesques-citation-de-camille-laurens/
le débat de nos « grands hommes » ci-dessus est peut-être un faux débat ou un éternel débat…, ce qui ne l’empêche pas d’être assez intéressant pour qui aime ce genre de « joutes » littéraire 🙂
Ce qui m’apparaît certain c’est qu’il ne peut y avoir de doctrine en littérature et en art en général.
Il n’est pas possible de dire « la littérature doit être… » ce que l’on entend trop souvent hélas !
Le mouvement réaliste/naturaliste du XIXe siècle est déjà né de cette contestation de l’idéalisme, de l’esthétisme et du sentimentalisme du romantisme.
Aujourd’hui Dantzig revient à cette vieille opposition finalement.
Mais il fait une confusion, à mon sens, car réalisme ne rime pas forcément avec « reportage journalistique ». Ce n’est pas parce qu’un romancier s’empare de la réalité qu’il se transforme en reporter. Zola par exemple, pourtant journaliste également, transfigurait totalement le réel pour en fait justement de la littérature (il donne ainsi une vision quasi fantastique par divers procédés stylistiques des bas fonds grouillant et puant de paris, etc).
Le risque toutefois et il existe c’est de faire une littérature sans style qui se contente d’être factuelle ou pire militante (cf : le côté « politique » qui peut être si néfaste à la littérature…).
Bonjour,
Il y a une vidéo dont j’ai conservé le lien (et que j’ai vue un jour chez Aymeric Patricot, qui intervient d’ailleurs sur ce site) qui me semble résumer très bien cette incapacité chronique, depuis quelques années, des romanciers français à aborder le réel par son versant le plus difficile – à savoir son irréalité rampante. Sans entrer dans le théorique, disons que c’est parce qu’ils vivent justement de plus en plus sous la coupe de cette irréalité, nourris de fictions médiatiques, culturelles et politiques, que les créateurs ne sont plus à même de transmettre un message authentique, ou en tout cas vierge de toute influence idéologique ou informationnelle (ce qui a probablement toujours été, mais est devenu une évidence majeure, ces dernières années). (En passant, Charles Dantzig, notre « jouteur et prêcheur de l’inutile en littérature », n’est autre que l’éditeur qui a participé au massacre éditorial qu’était la publication, à mon avis, en septembre dernier (c’est-à-dire beaucoup trop tôt – l’empêchant de développer tout son talent sur la longueur et la maturité, un talent en tout cas à la mesure de l’ambition du manuscrit imposant qu’il avait envoyé) du très prometteur Defalvard…). Cette vidéo (donc) est l’oeuvre d’un professeur au collège de France du nom de Marin de Viry, et aborde, en s’appuyant sur des exemples concrets comme Houellebecq ou Dantec, le problème de la capacité démiurgique, au sens balzacien du terme, du créateur, qui se doit d’abord effectivement d’intégrer, puis de digérer le réel avant de le transcender/transformer en une fiction digne de ce nom. S’il se contente de recracher une fiction, telle que lui impose le discours dominant de son époque, ou bien de plaquer du réalisme niais, eh bien, il ne crée rien. Mais De Viry parle de cela beaucoup mieux que moi :
http://www.dailymotion.com/video/xf…
Merci beaucoup pour cette vidéo qui rejoint effectivement ces polémiques sur le côté journalistique/sociologique.
je crois que ces oppositions entre écrivains ne servent pas à grand chose. Il y a des écrivains à la Balzac, « des démiurges » et des écrivains de l’intimiste, des écrivains d’autofiction (et toute une gamme d’écrivains entre les deux…) qui n’en sont pas moins intéressants. A chaque lecteur sa sensibilité qui le portera davantage vers les uns et les autres qui ont tous de la valeur et de « l’ambition » (selon son expression).
Ce qu’il dit de Houellebecq, qui est pourtant l’un de mes auteurs phares, ne me parle pas du tout, ce n’est pas les raisons qui ont fait que cet auteur m’a touchée par exemple (expérience individuelle > expérience collective).
quant à dantec…
son discours me paraît réducteur et doctrinaire. il y a, au contraire, beaucoup de curiosité et de diversité dans la littérature française contrairement à ce qu’il dit, cf les quelques exemples que j’avais donnés ici http://www.buzz-litteraire.com/20120129%C2%AB-Les-jeunes-%C3%A9crivains-sont-ils-si-cons-%C2%BB-%28se-demande-le-magazine-Transfuge%29, (qui ne sont qu’un minuscule aperçu bien sûr de tout ce qui peut sortir…). C’est toujours le même discours rebattu régulièrement ressorti, il devrait passer plus de temps en librairies je crois…
Ben moi je partage plutôt son point de vue : la diversité n’est pas un facteur de qualité (là aussi on est dans un discours tout frais servi : la diversité culturelle, le relativisme des cultures, les goûts et les couleurs…) Je ne dis pas qui y en a des livres qui sont supérieurs à d’autres, mais quand on parle d’ambition, il me semble indéniable que ces deux-là (Houellebecq et Dantec – et je précise que ce dernier m’est systématiquement tombé des mains) sont des poids lourds, et que l’analyse que fait Muray de la tendance à l’irréalité du monde (et de la littérature) doit être entendue par ceux qui ont de l’ambition, sinon ils risquent fort de ne se limiter qu’à l’expansion « métonymique » (selon le terme de Viry, mais en l’occurrence il faudrait plutôt parler de « concentrique ») de l’expression de leur propre nombril. (Il y a aussi bien sûr d’autres poids lourds dans d’autres genres de la littérature française, comme Michon, ou Tournier avant lui, mais ce n’est pas le même rapport au monde qu’ils envisagent, ni le même monde d’ailleurs – celui-ci a beaucoup changé entre temps). Moi aussi je vais en libraire, et depuis quinze ans (et ce n’est pas de gaieté de coeur que je le dis) chaque livre français lu m’oblige à me reporter pour me consoler sur deux, trois livres de langue étrangère ou bien classiques. Je me dis probablement que le tamis des années a permis de trier à l’étranger (comme pour les classiques) ceux qui étaient les meilleurs (par le biais de la sélection de la traduction), tandis que la culture contemporaine français nous livre tout en même temps, sans distinction – mais tout de même, j’ai l’impression que cette fâcheuse tendance à la « métonymie littéraire » que décrit Viry (à savoir : l’auteur qui, à partir de sa petite expérience personnelle (souvent piteuse), en déduit la marche du monde – ce qui serait valable dans une prospective faulknérienne, comme le fait Michon, justement, mais je le crains dans d’autres circonstances et avec un tout autre appareil culturel que ceux qui s’y emploient de nos jours) est devenue générale… De la liste d’auteurs que tu évoques dans ton article (sur transfuge), je ne sauverais pas grand monde, à part peut-être Antoine Bello (pour ses premiers livres), le dernier Kerangal (et encore, il n’échappe pas à l’empreinte de la culture hégémonique américaine : un véritable hymne, si tu te souviens du visuel, à la pub Manpower) et puis bien sûr La théorie des nuages (roman sans personnages, mais indéniablement ambitieux). Je ne suis peut-être pas aussi boulimique de livres que toi, je ne sais pas, mais la littérature française, depuis dix ans, ne me convient pas…
http://leboldu.over-blog.com/articl…
ha ha, non non je ne suis pas du tout boulimique de lectures, c’est tout le contraire : je lis lentement et j’aime bien prendre mon temps, voire même relire dés que je le peux 🙂
les références que j’ai citées dans le billet sont juste des livres dont j’ai suivi la publication. je me tiens au courant voilà tout et je vois qu’il y a beaucoup de curiosité et de diversité dans la littérature française contemporaine, après ça ne m’intéresse pas forcément mais ce n’est pas mauvais pr autant ou manquant « d’ambition » pr reprendre ce qualificatif qui ne veut rien dire de Viry.
La littérature est un vaste territoire, aux voix multiples… Elle ne peut pas se réduire à un style censé être « supérieur » aux autres.
J’admire beaucoup la littérature japonaise par ex, et franchement c’est aux antipodes de ce que décrit Viry mais ce sont des chefs d’oeuvre pourtant…
Pourquoi « manquant d’ambition » ne voudrait-il rien dire ?… Si le mot « ambition » existe (il a même sa définition dans le dictionnaire), ce n’est pas pour qu’il ne veuille rien dire (lui ou son manque)… (il y a d’ailleurs chez les Japonais, puisque tu en parles, des oeuvres qui ne « manquent pas d’ambition » (sous leurs dehors minimalistes), telles que Je suis un chat, de Soseki, que je te recommande chaudement si tu ne l’as déjà lu)
le terme « ambition » me semble inapproprié ici, par ce qu’il évoque de prime abord…
De +, on peut être « ambitieux » littérairement avec n’importe quel sujet et style.
De mon côté, je vais donc continuer à lire mes livres qui ne sont pas « ambitieux » selon la définition de Mr de Viry (et consorts), et qui sont juste des chefs d’oeuvre littéraires 🙂
Grand bien te fasse 🙂
C’est bien qu’il y ait ce genre de débat mais sans vouloir mettre mon grain de sel, en fait le débat en question a été initié par Philippe Vilain dans ses articles « mauvais génie de Céline » et « La nouvelle gueule de la littérature française » du Transfuge de février dernier où les arguments exposés ont été intégralement puisés (populisme de céline,asservissement de la littérature au reportage et faits divers… Etonnant non ?
Je me joins au débat qui me rappelle la pensée d’un jeune écrivain, Michael Hirsh que vous connaissez (« Le réprouvé »), publiée sur son blog :
« On voudrait faire de l’écrivain, un journaliste, un sociologue, prompt à pourfendre les travers de notre société. Le monde comme il va m’intéresse en tant que citoyen, puisque j’y vis, mais je ne vois pas l’intérêt de consacrer toute mon attention à quelque chose dont la mutabilité extrême fait qu’il aura de nouveau changé avant que j’ai fini de le décrire, si tant est qu’une telle entreprise soit possible. En tant qu’écrivain, je m’intéresse beaucoup plus à la nature profonde de l’être humain et me sens par conséquent plus proche de Stendhal ou de Dostoïevski que de Michel Houellebecq. En définitive, Je m’intéresse à ce qui ne change pas. Traitez-moi de vieux con si ça vous chante… »
@Icare : évidemment, tous les écrivains s’intéressent à ce qui ne change pas (à ce qui dure). Mais figurez-vous que ce qui ne change pas de nos jours, justement, selon certains penseurs que vous (ou Hirsh) semblez ignorez, c’est le monde – tandis que l’homme, ou sa nature, elle, mutent de plus en plus (cf. Houellebecq)… A bon entendeur !
merci de ces infos complémentaires, je repensais aux grands écrivains réalistes du XIXe tels que Zola ou Maupassant et je me demandais pourquoi leurs oeuvres ont-elles marqué l’histoire littéraire, pourquoi sont-elles devenues des classiques ?
est-ce parce qu’elles décrivaient le contexte socio-politique de leur époque ?
Et la réponse qui m’est venue est : non.
Ces oeuvres, même si elles prennent pour décor le contexte économico-politique de leur époque, ont marqué les esprits et continuent de nous éblouir parce qu’elles ont su saisir l’humain, « leur nature profonde » comme le dit en effet Hirsh que tu cites.
Les grandes passions humaines.
Un exemple :
Bel ami reste en mémoire, avant tout, non parce qu’il dénonce notamment une magouille politique de l’époque (affaire coloniale en Tunisie) mais pour la grandeur de son personnage principal, dans sa perfidie, son ambivalence, son ambition dévorante, sa séduction dangereuse, son ascension… Autant de passions humaines qui en découlent.
C’est ce qui nous fascine dans ce roman : l’aventure humaine.
Et le contexte ne reste que le contexte. C’est annexe.
S’il n’y avait que le contexte, ce roman n’aurait pas de valeur. S’il n’y avait que Bel ami, le roman resterait un chef d’oeuvre…
Vous partagez semble-t-il une conception un peu scolaire de l’art et de la littérature. Si ton présupposé était exact (Alexandra), alors on n’aurait plus besoin d’écrire une oeuvre dans un contexte (certains s’y sont essayé) : uniquement une intrigue, des sentiments, ou des «grandes passions humaines » suffiraient (auquel cas d’ailleurs tous les nanars et tous les bouquins de gare y répondraient – il y en a, de la passion humaine…). Or c’est faux. L’oeuvre de Proust est indissociable du contexte socioculturel dans lequel elle a été écrite. Le lui retirer c’est la tuer. L’oeuvre d’art est un Tout. Mais c’est une manie d’analyste (et non de créateur) que de vouloir toujours disséquer pour dire : ça c’est l’essentiel ; le reste est annexe. La vérité (selon moi) c’est qu’une oeuvre littéraire est faite tout autant de ce qui touche que de ce qui ne touche pas, de vérités durables que symptômes tangibles, de données atemporelles que d’effluves éphémères.
A titre d’exemple, prends juste Kafka et dis-moi : où sont les grandes passions humaines ?
Bonjour,
ce que je veux dire, à travers mon exemple, c’est que même dans les grandes oeuvres réalistes, le contexte socio-politique ne reste jamais qu’un décor, un arrière-plan.
Ca ne veut pas dire que c’est inintéressant, bien au contraire, mais que ce n’est pas l’essentiel.
L’essentiel est ce qui transcende l’époque : ce qui est intemporel.
En ce qui concerne Kakfa, je ne vois pas le rapport… ?
Kafka n’étant pas un auteur apparenté au courant réaliste mais plutôt surréaliste et symbolique voire de « l’absurde »…
Et en l’occurence très tourné vers l’intimiste…
J’aime beaucoup cet auteur d’ailleurs, pour cette raison notamment.
Qu’est ce qui m’a marquée dans « La métamorphose » ou « Le procès » par exemple ? Ce sont d’abord les atmosphères d’étrangeté inquiétante ainsi que la description fascinante
de l’angoisse, d’une sensation d’oppression, d’incompréhension et de malaise à la lisière de la folie, que l’on peut ressentir chez les deux héros de ces deux romans,
l’un pris au piège d’un corps d’insecte (et d’une vie étriquée de représentant de commerce, incompris de sa famille qui le rejette) et l’autre des méandres bureaucratiques.
Ce sont des sentiments qui renvoient à des peurs très primaires et enfouies, d’où le côté quasi « freudien ».
Ce sont des romans où la dimension existentielle (voire métaphysique) est fondamentale… donc au coeur de l’humain précisément.
Quand je parlais des « grandes passions humaines » (ce n’est évidemment pas au sens d’Harlequin ou autre roman de gare), c’est davantage au sens philosophique (les grands traits humains : http://fr.wikipedia.org/wiki/Passio…)
sur kafka, un avis pas inintéressant (je ne partage pas pr le côté psychologique qui est très présent mais implicitement)
http://www.buzz-litteraire.com/post…
Et penses-tu que ce sentiment d’angoisse, d’étrangeté, d’oppression (par exemple celui du représentant de commerce rejeté par sa famille) chez Kafka est totalement étranger, « en dehors », indifférent à la psychose de son époque particulière, ou de l’individu qu’il a été, perpétuellement en lutte avec les démons de son époque (une époque déjà de plus en plus « technicisante », quasiment mécaniste, écrasante pour l’individu) ? Comment expliquer par exemple que deux auteurs aussi différents que Proust et Kafka aient écrit deux oeuvres aussi éloignées l’une de l’autre à la même période (si ce n’est le contexte différent – social, historique, et bien sûr national– dans lequel elles ont été écrites) ?… Comme je l’ai dit un peu plus haut à Icare, si tu veux parler du « coeur de l’homme », au sens métaphysique (ou existentiel, quoique ce dernier mot me semble un peu grandiloquent, tout comme les « grandes passions humaines »), alors il faut accepter de voir ce qui change dans l’homme (et qui est de nos jours une part grandissante face à l’oppression des media et la psychose informationnelle) sinon tu ne fais que répéter ce qui a déjà été dit. Ce qui fait la particularité de Houellebecq, justement, c’est qu’il s’y est colleté, à son contexte. Sans en parler en permanence, sans en faire une obsession (ni son fond de commerce) il a accepté de s’y intéresser, avec curiosité et indulgence… Ça n’en fait pas un dieu, certes, mais du moins quelqu’un de probablement beaucoup plus intéressant que les auteurs qui l’ignorent, ou le snobent (cf la phrase de Hirsh), et qui répètent les toujours mêmes recettes sur la mort, la jalousie, les toujours mêmes histoires d’amour sur fond de cabines de plage à Deauville – à grand renfort de vieux mythes grecs, de seconde guerre mondiale ou de néonazis… (Moi je crois que c’est de confronter le « coeur de l’homme » à un contexte particulier qui fait l’oeuvre ; d’ailleurs je ne compte pas Bel-Ami au rang des grandes oeuvres ; un livre comme Le tunnel, de Sabato, par exemple est assez indifférent à son contexte socio-historique, en Argentine, et c’est ce qui en fait une faiblesse à mes yeux ; une dernière citation que j’aime beaucoup pour illustrer mon propos : « Ce qui différencie une oeuvre de second ordre d’une œuvre de premier ordre, ce n’est pas le conflit entre les personnages, mais le conflit de l’auteur avec le monde. » (Nabokov).) A partir de là, pour moi, tout est dit, si tu ignores ton contexte, ou ne le traites que comme un arrière-fond (attention : je ne dis pas qu’il ne faut parler que de lui (regarde Kafka, il n’en parlait pas en apparence et pourtant il en parlait, puisque encore aujourd’hui on vit dans l’époque qu’il avait annoncée), ni barder de colifichets modernistes son oeuvre pour être « dans le vent »), tu risques fort de faire une oeuvre de second ordre (après il faut de tout pour faire un monde, évidemment). Le désert de tartares, Les jardins statuaires (de J.Abeille), ou encore Le Tunnel que j’ai cité, sont des oeuvres par exemple qui ignorent superbement leur contexte pour ne se consacrer qu’à des histoires atemporelles, comme tu dis, eh bien rien que pour cela, justement, je trouve qu’on ne peut pas parler d’œuvres majeures.